par an, au moyen de romans en vingt-cinq volumes; Banville, avec sa face glabre, sa voix de fausset, ses fins paradoxes, ses humoristiques silhouettes des gens; Karr, toujours accompagné de l'inséparable Gatayes. Et c'était encore un maigre gar?on, aux longs cheveux gras, nommé Eggis, qui en voulait personnellement à l'Académie; et c'était Delaage, l'Ubiquité faite homme et la Banalité faite poignée de main, un gar?on pateux, poisseux, gluant, et qui semblait un glaire bienveillant; et c'était l'ami Forgues, un Méridional congelé, ayant quelque chose d'une glace frite de la cuisine chinoise, et qui apportait, d'un air diplomatique, des articles artistiquement pointus; et c'était Louis Enault, orné de ses manchettes et de sa tournure contournée et gracieusée de chanteur de romances de salon; enfin Beauvoir, se répandait souvent dans les bureaux comme une mousse de champagne, pétillant et débordant, et parlant de tuer les avoués de sa femme, et jetant en l'air de vagues invitations à des d?ners chimériques.
Gaiffe avait élu domicile sur un divan, où il demeurait des après-midi, couché et somnolent, ne se réveillant que pour jeter des interjections troublantes dans la phraséologie vertueuse du père Venet.
Et au milieu de tout ce monde, Villedeuil, ordonnant, pérorant, allant, courant, correspondant, innovant, et découvrant tous les huit jours un système d'annonces ou de primes, une combinaison, un homme ou un nom, devant apporter au journal, dans les quinze jours, dix mille abonnés.
A l'heure présente, le journal remue, il ne fait pas d'argent, mais il fait du bruit. Il est jeune, indépendant, ayant comme l'héritage des convictions littéraires de 1830. C'est dans ses colonnes l'ardeur et le beau feu d'une nuée de tirailleurs marchant sans ordre ni discipline, mais tous pleins de mépris pour l'abonnement et l'abonné. Oui, oui, il y a là de la fougue, de l'audace, de l'imprudence, enfin du dévouement à un certain idéal mêlé d'un peu de folie, d'un peu de ridicule... un journal, en un mot, dont la singularité, l'honneur, est de n'être point une affaire.
* * * * *
Dimanche 20 février.--Un jour de la fin du mois de décembre dernier, Villedeuil rentrait du ministère en disant avec une voix de cinquième acte:
--Le journal est poursuivi. Il y a deux articles incriminés. L'un est de Karr; l'autre, c'est un article où il y a des vers... Qui est-ce qui a mis des vers dans un article, ce mois-ci?
--C'est nous! disions-nous.
--Eh bien! c'est vous qui êtes poursuivis avec Karr.
Or, voici l'article qui devait nous faire asseoir sur les bancs de la police correctionnelle, absolument comme des messieurs arrêtés dans une pissotière. Cet article, paru le 15 décembre 1852, avait pour titre: Voyage du n° 43 de la rue Saint-Georges au n° 1 de la rue Laffitte[1]. Un voyage de notre domicile d'alors au bureau du journal, et qui passait en revue, d'une fa?on fantaisiste, les industries, les officines de produits bizarres, les marchands et marchandes de tableaux et de bibelots que nous rencontrions sur notre route, et entre autres, la boutique d'une femme célèbre autrefois, comme modèle, dans les ateliers de peinture.
[Note 1: J'ai donné l'article en son entier dans PAGES RETROUVéES, volume publié, l'année dernière, chez Charpentier.]
Donnons le paragraphe incriminé:
?Dans cette boutique, ci-g?t le plus beau corps de Paris. De modèle qu'il était, il s'est fait marchand de tableaux. A c?té de tasses de Chine se trouve un Diaz, et j'en connais un plus beau. C'est un jeune homme et une jeune femme. La chevelure de l'adolescent se mêle aux cheveux déroulés de la dame, et la Vénus, comme dit Tahureau:
Croisant ses beaux membres nus Sur son Adonis qu'elle baise; Et lui pressant le doux flanc; Son cou douillettement blanc, Mordille de trop grande aise.
Ce Diaz-là, mes amis, a bien voyagé; mais, Dieu merci, il est revenu au bercail. J'ai vu quelqu'un qui sait tous ses voyages et qui m'a conté le dernier. Mlle ***[2] l'avait envoyé à Mlle ***[3]. Mlle *** l'a renvoyé à Mlle *** avec cette lettre:
?Ma chère camarade,
?Ce Diaz est vraiment trop peu gazé pour l'ornement de ma petite maison. J'aime le déshabillé d'un esprit charmant, je ne puis admettre cette nudité que l'Arsinoé de Molière aime tant. Ne me croyez pas prude. Mais pourquoi vous priverais-je d'un tableau que je serais obligée de cacher, moi!
?Mille remerciements quand même, et croyez-moi votre dévouée camarade.
?***?
[Note 2: Mlle Nathalie.]
[Note 3: Mlle Rachel.]
Et Mlle*** a repris son Diaz, ? gué! elle a repris son Diaz, turelure! et a répondu à Mlle*** en le raccrochant au mur déjà en deuil et tout triste:
?Chère camarade,
?Je suis une folle, et presque une impie d'avoir cru mon petit tableau digne de votre h?tel. Mais ma sottise m'a du moins valu un précieux renseignement sur les limites de votre pudeur. Permettez-moi seulement de défendre contre vous le répertoire comique que vous invoquez ici un peu à contre-sens, car c'est justement dans
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