Journal des Goncourt (Premier Volume) | Page 9

Edmond de Goncourt
par an, au moyen de romans en vingt-cinq volumes; Banville, avec sa face glabre, sa voix de fausset, ses fins paradoxes, ses humoristiques silhouettes des gens; Karr, toujours accompagn�� de l'ins��parable Gatayes. Et c'��tait encore un maigre gar?on, aux longs cheveux gras, nomm�� Eggis, qui en voulait personnellement �� l'Acad��mie; et c'��tait Delaage, l'Ubiquit�� faite homme et la Banalit�� faite poign��e de main, un gar?on pateux, poisseux, gluant, et qui semblait un glaire bienveillant; et c'��tait l'ami Forgues, un M��ridional congel��, ayant quelque chose d'une glace frite de la cuisine chinoise, et qui apportait, d'un air diplomatique, des articles artistiquement pointus; et c'��tait Louis Enault, orn�� de ses manchettes et de sa tournure contourn��e et gracieus��e de chanteur de romances de salon; enfin Beauvoir, se r��pandait souvent dans les bureaux comme une mousse de champagne, p��tillant et d��bordant, et parlant de tuer les avou��s de sa femme, et jetant en l'air de vagues invitations �� des d?ners chim��riques.
Gaiffe avait ��lu domicile sur un divan, o�� il demeurait des apr��s-midi, couch�� et somnolent, ne se r��veillant que pour jeter des interjections troublantes dans la phras��ologie vertueuse du p��re Venet.
Et au milieu de tout ce monde, Villedeuil, ordonnant, p��rorant, allant, courant, correspondant, innovant, et d��couvrant tous les huit jours un syst��me d'annonces ou de primes, une combinaison, un homme ou un nom, devant apporter au journal, dans les quinze jours, dix mille abonn��s.
A l'heure pr��sente, le journal remue, il ne fait pas d'argent, mais il fait du bruit. Il est jeune, ind��pendant, ayant comme l'h��ritage des convictions litt��raires de 1830. C'est dans ses colonnes l'ardeur et le beau feu d'une nu��e de tirailleurs marchant sans ordre ni discipline, mais tous pleins de m��pris pour l'abonnement et l'abonn��. Oui, oui, il y a l�� de la fougue, de l'audace, de l'imprudence, enfin du d��vouement �� un certain id��al m��l�� d'un peu de folie, d'un peu de ridicule... un journal, en un mot, dont la singularit��, l'honneur, est de n'��tre point une affaire.
* * * * *
Dimanche 20 f��vrier.--Un jour de la fin du mois de d��cembre dernier, Villedeuil rentrait du minist��re en disant avec une voix de cinqui��me acte:
--Le journal est poursuivi. Il y a deux articles incrimin��s. L'un est de Karr; l'autre, c'est un article o�� il y a des vers... Qui est-ce qui a mis des vers dans un article, ce mois-ci?
--C'est nous! disions-nous.
--Eh bien! c'est vous qui ��tes poursuivis avec Karr.
Or, voici l'article qui devait nous faire asseoir sur les bancs de la police correctionnelle, absolument comme des messieurs arr��t��s dans une pissoti��re. Cet article, paru le 15 d��cembre 1852, avait pour titre: Voyage du n�� 43 de la rue Saint-Georges au n�� 1 de la rue Laffitte[1]. Un voyage de notre domicile d'alors au bureau du journal, et qui passait en revue, d'une fa?on fantaisiste, les industries, les officines de produits bizarres, les marchands et marchandes de tableaux et de bibelots que nous rencontrions sur notre route, et entre autres, la boutique d'une femme c��l��bre autrefois, comme mod��le, dans les ateliers de peinture.
[Note 1: J'ai donn�� l'article en son entier dans PAGES RETROUV��ES, volume publi��, l'ann��e derni��re, chez Charpentier.]
Donnons le paragraphe incrimin��:
?Dans cette boutique, ci-g?t le plus beau corps de Paris. De mod��le qu'il ��tait, il s'est fait marchand de tableaux. A c?t�� de tasses de Chine se trouve un Diaz, et j'en connais un plus beau. C'est un jeune homme et une jeune femme. La chevelure de l'adolescent se m��le aux cheveux d��roul��s de la dame, et la V��nus, comme dit Tahureau:
Croisant ses beaux membres nus Sur son Adonis qu'elle baise; Et lui pressant le doux flanc; Son cou douillettement blanc, Mordille de trop grande aise.
Ce Diaz-l��, mes amis, a bien voyag��; mais, Dieu merci, il est revenu au bercail. J'ai vu quelqu'un qui sait tous ses voyages et qui m'a cont�� le dernier. Mlle ***[2] l'avait envoy�� �� Mlle ***[3]. Mlle *** l'a renvoy�� �� Mlle *** avec cette lettre:
?Ma ch��re camarade,
?Ce Diaz est vraiment trop peu gaz�� pour l'ornement de ma petite maison. J'aime le d��shabill�� d'un esprit charmant, je ne puis admettre cette nudit�� que l'Arsino�� de Moli��re aime tant. Ne me croyez pas prude. Mais pourquoi vous priverais-je d'un tableau que je serais oblig��e de cacher, moi!
?Mille remerciements quand m��me, et croyez-moi votre d��vou��e camarade.
?***?
[Note 2: Mlle Nathalie.]
[Note 3: Mlle Rachel.]
Et Mlle*** a repris son Diaz, ? gu��! elle a repris son Diaz, turelure! et a r��pondu �� Mlle*** en le raccrochant au mur d��j�� en deuil et tout triste:
?Ch��re camarade,
?Je suis une folle, et presque une impie d'avoir cru mon petit tableau digne de votre h?tel. Mais ma sottise m'a du moins valu un pr��cieux renseignement sur les limites de votre pudeur. Permettez-moi seulement de d��fendre contre vous le r��pertoire comique que vous invoquez ici un peu �� contre-sens, car c'est justement dans
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