Journal des Goncourt (Deuxième volume) | Page 9

Edmond de Goncourt
eh bien,
dans les massacres... il m'a promis de me faire prendre une peau
comme ça... sur une négresse vivante.
Et tout en contemplant, d'un regard de maniaque, les ongles de ses
mains tendues devant lui, il parle, il parle continuement, et sa voix un
peu chantante et s'arrêtant et repartant aussitôt qu'elle s'arrête, vous

entre, comme une vrille, dans les oreilles ses cannibalesques paroles.
* * * * *
--Le corps humain n'a pas l'immutabilité qu'il semble avoir. Les
sociétés, les civilisations retravaillent la statue de sa nudité. La femme
qu'a peinte l'anthropographe Cranach, la femme du Parmesan et de
Goujon, la femme de Boucher et de Coustou sont trois âges et trois
natures de femme.
La première ébauchée, lignée dans le carré d'un contour embryonnaire,
mal équarrie dans la maigreur gothique, est la femme du moyen âge. La
seconde dégagée, allongée, fluette dans sa grandeur élancée, avec des
tournants et des rondissements d'arabesques, des extrémités
arborescentes à la Daphné, est la femme de la Renaissance. La dernière,
petite, grassouillette, caillette, toute cardée de fossettes, est la femme
du XVIIIe siècle.
* * * * *
22 avril.--Nous sommes ce soir dans la loge de Saint-Victor, à la
première représentation des VOLONTAIRES, une pièce qui inquiète
l'Europe, une pièce à la fin de laquelle Paris attend une émeute, une
pièce où les titis doivent crier bis à l'abdication de Napoléon 1er. Rien
de tout cela n'est arrivé. L'ennui a désarmé la passion politique. La
pièce aurait endormi une révolution. Canova fit un jour un lion en
beurre, Séjour a fait un Napoléon en guimauve.
Dans la loge à côté, où est Gramont-Caderousse, avec Marguerite
Bellanger, j'ai près de moi, coude à coude, Anna Deslions, toujours
belle, pacifique et superbe à la façon d'une Io. Elle est en grand deuil de
sa mère. Il y a cette année une épidémie sur les mères de ses pareilles...
Elle me dit qu'elle regrette bien que nous n'ayons pas fait connaissance
avec elle, quand elle était notre voisine, que nous aurions vu, nous qui
écrivons, des choses bien curieuses chez elle. Puis, causant de sa vente
et du peu de chic de son cabinet de toilette, après qu'elle m'a dit qu'il lui
faudrait un hôtel, un hôtel dans lequel elle ferait faire une piscine en
marbre où elle recevrait... elle s'interrompt, songeuse, et reprend,

joliment souriante, qu'elle est arrivée à la réalisation de son rêve: une
mansarde,--et elle va avoir cela à Neuilly, et elle passera tout son temps
à faire de la tapisserie sous les saules.
«Vous savez, moi, dit-elle, je n'ai jamais été au-devant de tout ça. C'est
arrivé tout seul. Je n'ai pas cherché à être riche. Quand l'argent est venu,
j'en ai profité, voilà tout!»
Elle dit vrai. Il existe chez cette femme le véritable et intime caractère
de la fille: la passivité. Elle roule inconsciemment, insouciamment sous
la fatalité de sa vie. Elle s'est laissé accoster par la fortune comme par
un passant,--quelqu'un qui monte, qu'on accepte, qui s'en va et qu'on
oublie.
* * * * *
27 avril.--Oui, M. Thiers passe et passera auprès de la postérité pour un
amateur. Et je l'ai entendu de mes oreilles, ces années-ci, demander
chez Rochoux ce que c'était qu'une gravure avant les armes, et
aujourd'hui, j'apprends qu'il pousse le goût de la propreté de l'art,
jusqu'à faire gratter la patine des bronzes antiques de sa collection.
* * * * *
--A-t-on remarqué que jamais une vierge, jeune ou vieille, n'a produit
une oeuvre ou quoi que ce soit?
* * * * *
Dimanche 4 mai.--Ces dimanches passés au boulevard du Temple, chez
Flaubert, sauvent de l'ennui du dimanche. Ce sont des causeries qui
sautent de sommets en sommets, remontent aux origines des mondes,
fouillent les religions, passent en revue les idées et les hommes, vont
des légendes orientales au lyrisme d'Hugo, de Boudha à Goethe. On se
perd dans les horizons du passé, on rêve aux choses ensevelies, on
pense tout haut, on feuillette du souvenir les vieux chefs-d'oeuvre, on
retrouve et on retire de sa mémoire des citations, des fragments, des
morceaux de poèmes, pareils à des membres de Dieux, sortant d'une

fouille dans l'Attique.
Puis de là, à un moment, on descend aux mystères des sens, à l'inconnu
des goûts bizarres, des tempéraments monstrueux. Les fantaisies, les
perversions, les toquades, les démences de l'amour charnel sont
étudiées, creusées, analysées, spécifiées. On philosophe sur de Sade, on
théorise sur Tardieu. L'amour est couché sur une table d'amphithéâtre et
les passions passées au speculum. On jette enfin dans ces entretiens,
qu'on pourrait appeler les cours d'amour scientifiques du XIXe siècle,
les matériaux d'un livre sur l'amour, qu'on n'écrira peut-être jamais, et
qui serait pourtant un beau livre: L'HISTOIRE NATURELLE DE
L'AMOUR.
* * * * *
--La vie est hostile
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