Journal des Goncourt (Deuxième volume) | Page 9

Edmond de Goncourt
le carré d'un contour embryonnaire, mal équarrie dans la maigreur gothique, est la femme du moyen age. La seconde dégagée, allongée, fluette dans sa grandeur élancée, avec des tournants et des rondissements d'arabesques, des extrémités arborescentes à la Daphné, est la femme de la Renaissance. La dernière, petite, grassouillette, caillette, toute cardée de fossettes, est la femme du XVIIIe siècle.
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22 avril.--Nous sommes ce soir dans la loge de Saint-Victor, à la première représentation des VOLONTAIRES, une pièce qui inquiète l'Europe, une pièce à la fin de laquelle Paris attend une émeute, une pièce où les titis doivent crier bis à l'abdication de Napoléon 1er. Rien de tout cela n'est arrivé. L'ennui a désarmé la passion politique. La pièce aurait endormi une révolution. Canova fit un jour un lion en beurre, Séjour a fait un Napoléon en guimauve.
Dans la loge à c?té, où est Gramont-Caderousse, avec Marguerite Bellanger, j'ai près de moi, coude à coude, Anna Deslions, toujours belle, pacifique et superbe à la fa?on d'une Io. Elle est en grand deuil de sa mère. Il y a cette année une épidémie sur les mères de ses pareilles... Elle me dit qu'elle regrette bien que nous n'ayons pas fait connaissance avec elle, quand elle était notre voisine, que nous aurions vu, nous qui écrivons, des choses bien curieuses chez elle. Puis, causant de sa vente et du peu de chic de son cabinet de toilette, après qu'elle m'a dit qu'il lui faudrait un h?tel, un h?tel dans lequel elle ferait faire une piscine en marbre où elle recevrait... elle s'interrompt, songeuse, et reprend, joliment souriante, qu'elle est arrivée à la réalisation de son rêve: une mansarde,--et elle va avoir cela à Neuilly, et elle passera tout son temps à faire de la tapisserie sous les saules.
?Vous savez, moi, dit-elle, je n'ai jamais été au-devant de tout ?a. C'est arrivé tout seul. Je n'ai pas cherché à être riche. Quand l'argent est venu, j'en ai profité, voilà tout!?
Elle dit vrai. Il existe chez cette femme le véritable et intime caractère de la fille: la passivité. Elle roule inconsciemment, insouciamment sous la fatalité de sa vie. Elle s'est laissé accoster par la fortune comme par un passant,--quelqu'un qui monte, qu'on accepte, qui s'en va et qu'on oublie.
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27 avril.--Oui, M. Thiers passe et passera auprès de la postérité pour un amateur. Et je l'ai entendu de mes oreilles, ces années-ci, demander chez Rochoux ce que c'était qu'une gravure avant les armes, et aujourd'hui, j'apprends qu'il pousse le go?t de la propreté de l'art, jusqu'à faire gratter la patine des bronzes antiques de sa collection.
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--A-t-on remarqué que jamais une vierge, jeune ou vieille, n'a produit une oeuvre ou quoi que ce soit?
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Dimanche 4 mai.--Ces dimanches passés au boulevard du Temple, chez Flaubert, sauvent de l'ennui du dimanche. Ce sont des causeries qui sautent de sommets en sommets, remontent aux origines des mondes, fouillent les religions, passent en revue les idées et les hommes, vont des légendes orientales au lyrisme d'Hugo, de Boudha à Goethe. On se perd dans les horizons du passé, on rêve aux choses ensevelies, on pense tout haut, on feuillette du souvenir les vieux chefs-d'oeuvre, on retrouve et on retire de sa mémoire des citations, des fragments, des morceaux de poèmes, pareils à des membres de Dieux, sortant d'une fouille dans l'Attique.
Puis de là, à un moment, on descend aux mystères des sens, à l'inconnu des go?ts bizarres, des tempéraments monstrueux. Les fantaisies, les perversions, les toquades, les démences de l'amour charnel sont étudiées, creusées, analysées, spécifiées. On philosophe sur de Sade, on théorise sur Tardieu. L'amour est couché sur une table d'amphithéatre et les passions passées au speculum. On jette enfin dans ces entretiens, qu'on pourrait appeler les cours d'amour scientifiques du XIXe siècle, les matériaux d'un livre sur l'amour, qu'on n'écrira peut-être jamais, et qui serait pourtant un beau livre: L'HISTOIRE NATURELLE DE L'AMOUR.
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--La vie est hostile à tout ceux qui ne suivent pas le grand chemin de la vie, à tous ceux qui ne rentrent pas dans les cadres de la grosse armée régulière, à tous ceux qui ne sont ni fonctionnaires, ni bureaucrates, ni mariés, ni pères de famille. A chaque pas qu'ils font, toutes sortes de grandes et de petites choses tombent sur eux, comme les peines afflictives d'une grande loi de conservation de la société.
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21 mai.--Quand le passé, religieux et monarchique sera entièrement détruit, peut-être commencera-t-on à juger le passé littéraire, et peut-être arrivera-t-il qu'on trouvera qu'un Balzac vaut Molière, et que Victor Hugo est le plus grand de tous les poètes fran?ais.
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Dimanche 8 juin.--Nous allons à la campagne avec Saint-Victor, à la fa?on des commis de magasins,
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