Journal des Goncourt (Deuxième série, premier volume) | Page 9

Edmond de Goncourt
de ses
arbres, de ses maisons, tombant à terre, dans un grand bruit étouffé,
tandis que des pans de mur restent debout ainsi que des décors de
dévastation, où se voient les poutres de toits à jour, enfermant du bleu
du ciel, et des recoins rouges de marchands de vin effondrés. Dans la
verdure seule, est encore debout la chapelle du duc d'Orléans.
Sur le pont-levis dans le chemin tournant, un désordre, une bousculade.
Déjà le moi des hommes et des femmes s'est fait brutal, presque féroce.
On se pousse les uns les autres, sous tous ces déménagements, sous
toutes ces fuites, on se pousse sous les roues de toutes ces charrettes, de
tous ces omnibus, de tous ces transports militaires, de tous ces haquets,
enchevêtrés l'un dans l'autre, embourbés dans le chemin défoncé. Et
l'on ne gagne l'avenue de Neuilly qu'un peu frôlé par le moyeu des
roues, qu'un peu souffleté par les planches et les morceaux de bois
portés par les ouvriers.
Jusqu'au pont, des deux côtés, les effets militaires séchant aux portes,
aux fenêtres, font comme un immense Temple du haillon, et l'on
marche, tout le temps, dans le bruit sec des batteries de fusil, que les
soldats nettoient.
* * * * *
_8 septembre_.--De la porte de Point-du-Jour jusqu'à mi-chemin de
Saint-Cloud, se disputant l'entrée de Paris, trois et quatre rangées de
voitures de toutes sortes, de toutes espèces, de toutes dimensions,
voitures citadines et rustiques, au milieu desquelles s'élèvent, comme
des maisons, les grandes voitures de foin, traînées par des boeufs roux.
Et fiacres et charrettes, tour à tour fouettés de coups de soleil et de
giboulées de pluie, montrent des mobiliers ruisselants d'eau, les
mobiliers misérables de la banlieue de Paris, en haut desquels sont
juchées, toutes branlantes, de vieilles femmes tenant sur leurs genoux
des cages, où volètent de pauvres oiseaux affolés.
Autour, tombent toujours les grands arbres avec le frôlement sourd des
branchages, tombent toujours les maisons avec le bruit de casse strident
des vitres, se brisant sur le pavé.

La Seine emporte, sur ses eaux, le bruit des sonneries de clairons et des
batteries de tambours des deux rives, desquelles se détache, çà et là, le
sabot grisâtre d'une canonnière, que surmonte son énorme canon.
Les pelouses du parc de Saint-Cloud disparaissent sous les pantalons
rouges de la ligne qui s'exerce, et l'on peut se croire au milieu de la
guerre, à se voir entouré de ces hommes répandus sous les grands
arbres, courant au pas gymnastique, agenouillés sur l'herbe, et faisant
_à blanc_ aujourd'hui, le simulacre de la fusillade qu'ils auront à faire
demain.
Au petit café, où, il n'y a pas encore trois mois, j'étais assis à côté de
celui qui est mort, je vois passer devant moi, sur des chevaux fourbus,
des fantômes de dragons tout loqueteux, avec des casques bosselés, des
tronçons de carabine, et des poules de la maraude, se débattant dans les
filets, attachés à leurs selles.
Je monte au fort en terre, que l'on construit à Montretout. Au milieu de
ceps, tout chargés de raisins noirs, j'aperçois la cravate blanche du
vieux Blaisot, du doyen des marchands d'estampes, du descendant du
libraire ayant son étalage, pendant le XVIIIe siècle, au bas du grand
escalier de Versailles, du dénicheur de goût, auquel mon frère et moi,
avons acheté de si beaux dessins de l'école française. Il est en train
d'inspecter son petit carré de vigne, en regardant de travers le fort qui
l'empêchera de bâtir la maison, où le vieillard qui a passé tant d'heures
dans l'air vicié des salles de vente, espérait faire respirer à sa vieillesse
l'air vivifiant de la haute colline.
Le fort, il est encore dans la tête de l'officier du génie chargé de le
construire. On entend des manoeuvriers gouailleurs dire: «Le fort, il
sera fini dans trois mois!» Quant aux vingt mille ouvriers, qui, dans les
journaux, sont censés y travailler, un curieux me dit qu'ils étaient à
peine quelques centaines ces jours-ci, et qu'aujourd'hui ils sont en tout
mille, et encore les trois quarts sont-ils des soldats de la ligne. Empire,
République, c'est toujours la même chose.
... C'est agaçant tout de même d'entendre à tout, propos: C'est la faute
de l'Empereur! et il y a de la générosité à moi d'écrire cela, à moi qui,

pour la citation de quatre vers, cités dans le cours de littérature de
Sainte-Beuve, couronné par l'Académie, ai été poursuivi en police
correctionnelle par le gouvernement impérial,--et ce qui ne s'était
jamais vu dans aucun procès de presse, placé entre des gendarmes,--oui,
c'est agaçant. Car si les généraux ont été incapables, si les officiers
n'ont pas été à la hauteur des circonstances, si... si..., ce n'est pas la
faute de l'Empereur. Un homme n'a pas cette influence sur un peuple, et
si le
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