Jean qui grogne et Jean qui rit | Page 7

Comtesse de Ségur
j'avais deux francs que m'a donnés le curé.
JEAN.
Ah! c'est vrai! Te voilà donc plus riche que moi. Tu vois bien que tu
n'es pas si malheureux que tu le disais.
JEANNOT.
Je n'en sais rien. J'ai du guignon. Un voleur viendra peut-être m'enlever
tout ce que j'ai.
--Tu ne croyais pas être si bon prophète», dit une grosse voix derrière
les enfants.
Les enfants se retournèrent et virent un homme jeune, de grande taille,
aux robustes épaules, à la barbe et aux favoris noirs et touffus; il les
examinait attentivement.
Jean sauta sur ses pieds et se trouva en face de l'étranger.
JEAN.
Je ne crois pas, monsieur, que vous ayez le coeur de dépouiller deux
pauvres garçons obligés de quitter leur mère et leur pays pour aller
chercher du pain à Paris, parce que leurs parents n'en ont plus à leur
donner.»
L'étranger ne répondit pas; il continuait à examiner les enfants.
JEAN.
Au reste, monsieur, voici tout ce que j'ai: huit francs vingt-cinq
centimes que nos amis m'ont donnés pour mon voyage.»
L'étranger prit l'argent de la main de Jean.

L'ÉTRANGER.
Et avec quoi vivras-tu jusqu'à ton arrivée à Paris?
JEAN.
Le bon Dieu me donnera de quoi, monsieur, comme il a toujours fait.
--Et toi, dit l'étranger en se tournant vers Jeannot, qu'as-tu à me donner?
JEANNOT, tombant à genoux et pleurant.
Je n'ai rien que ce qu'il me faut tout juste pour ne pas mourir de faim,
monsieur. Grâce pour mon pauvre argent! Grâce, au nom de Dieu!
L'ÉTRANGER.
Pas de grâce pour l'ingrat, le lâche, l'avide, le jaloux. J'ai tout entendu.
Donne vite.»
L'étranger mit sa main dans la poche de Jeannot, et enleva les dix
francs vingt-cinq centimes qui s'y trouvaient. Jeannot se jeta à terre et
pleura.
«Monsieur, dit Jean, touché des larmes de son cousin et un peu ému
lui-même de la perte de sa fortune, ayez pitié de lui; rendez-lui son
argent.
L'ÉTRANGER.
Pourquoi le rendrais-je à lui et pas à toi?
JEAN.
Parce que moi j'ai du courage, monsieur; et lui est faible. C'est le bon
Dieu qui nous a faits comme ça; ce n'est pas par orgueil que je le dis.
L'ÉTRANGER.

Tu es un bon et brave petit garçon, et nous en reparlerons tout à l'heure.
Où allez-vous?
JEAN.
A Paris, monsieur.
L'ÉTRANGER.
C'est donc bien décidé? Et comment y arriverez-vous sans argent?
--Oh! monsieur, je n'en suis pas inquiet. De même que nous avons eu le
malheur de vous rencontrer, de même nous pouvons rencontrer une
bonne âme charitable qui nous viendra en aide.»
L'étranger sourit et ne put s'empêcher de donner une petite tape amicale
sur la joue fraîche de Jean.
L'ÉTRANGER.
Ton camarade n'en dit pas autant, ce me semble.
JEAN.
C'est qu'il est terrifié, monsieur. Il a toujours peur, ce pauvre Jeannot.
L'ÉTRANGER, avec ironie.
Ah! il s'appelle Jeannot! Beau nom! Bien porté! Et toi, quel est ton
nom?
JEAN.
C'est Jean, monsieur.
L'ÉTRANGER.
Vrai beau nom, celui-là? Et tu me fais l'effet de devoir faire honneur à
tes saints patrons. Allons, Jean et Jeannot, marchons; je vais vous

escorter, de peur d'accident. Tiens, mon brave petit Jean, voici tes huit
francs vingt-cinq centimes, auxquels j'ajoute vingt francs pour payer
ton voyage. Et toi, pleurard, poltron, voici tes dix francs vingt-cinq
centimes, auxquels j'ajoute la défense de rien recevoir de Jean. Si
j'apprends que tu as encore accepté un partage, tu auras affaire à moi.
Suivez-moi tous deux; je veux vous faire déjeuner à Auray, dont nous
ne sommes pas éloignés.
JEAN, les yeux brillants de joie et de reconnaissance.
Vous avez bien de la bonté, monsieur; je suis bien reconnaissant; je ne
sais comment vous remercier, monsieur.
L'ÉTRANGER.
En mangeant de bon appétit le déjeuner que je vais te donner, mon petit
Jean.
JEAN.
Tiens! vous dites comme maman: petit Jean.»
Et les yeux de petit Jean se mouillèrent de larmes.

III
LE VOLEUR SE DÉVOILE
Les enfants suivirent l'étranger, Jean remerciant le bon Dieu et la sainte
Vierge de la rencontre d'un si bon, si riche et si généreux voleur, et
Jeannot déplorant son guignon et enviant le bonheur de Jean.
Pendant le trajet d'une lieue qui séparait la chapelle de la ville,
l'étranger chercha à faire causer les enfants, Jean surtout lui plaisait
singulièrement. Jeannot, mécontent de n'avoir pas eu, comme son
cousin, une gratification du voleur, répondait à peine et se plaignait de
la fatigue, de la chaleur, de la longueur de la route.

L'ÉTRANGER.
Je ne t'oblige pas à me suivre, pleurnicheur; reste en arrière si tu veux.
JEANNOT.
Que je reste en arrière pour que les loups me mangent.
L'ÉTRANGER.
Les loups! au mois de juin, en plein soleil!
JEANNOT.
Il n'y a pas de soleil qui tienne! Les loups n'ont pas peur du soleil. On
en a vu
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 84
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.