Jean-nu-pieds, Vol. 2 | Page 7

Albert Delpit
souverain constitutionnel hésitait à signer
l'ordonnance, M. de Martignac entreprit de prouver que cette
nomination serait un acte de bonne politique qui ferait voter avec le
centre deux ou trois influents députés de la gauche.
--Après tout, reprit le roi en soupirant, ce n'est pas de sa faute... Je puis

nommer préfet le fils d'un régicide: je ne nommerais pas son gendre;
car on choisit son beau-père, et on ne choisit pas son père.
Et il signa...
... Il y eut un silence de quelques minutes, pendant lequel la princesse
regardait fixement Fernande. Elle lut tant de douleurs, tant d'angoisses
sur ce visage pâli par les larmes, qu'elle eut pitié.
--Venez, mon enfant, et dites moi ce que je puis faire pour vous,
prononça-t-elle doucement.
--Oh! Madame! Madame! s'écria Fernande, qui se précipita à ses
genoux en pleurant.
Elle pressa la main de la duchesse et la baisa.
--Allons, mon enfant, reprit Madame, asseyez-vous là, et parlez-moi
comme à une amie.
Cette phrase toucha d'autant plus Fernande que la princesse répétait
ainsi, connaissant sa condition, la même phrase qu'elle avait dite quand
elle l'ignorait encore.
--Hélas! Madame, nous avons lutté, nous avons été vaincus, ou, du
moins, moi j'ai été vaincue, je vous l'ai avoué. Je l'aime et il me serait
impossible de vivre sans lui.
Quand je faisais le sacrifice de mon bonheur, quand je me décidais à
me retirer dans un couvent, je sentais bien que tout était fini et que j'en
mourrais...
Vous pouvez nous sauver.
Une seule personne peut relever le fils d'un gentilhomme de
l'obéissance à l'ordre de son père: le Roi de France. N'êtes-vous pas
Régente? Et lorsque vous direz au marquis de Kardigân: Je vous
ordonne d'épouser celle que vous aimez, le marquis de Kardigân
s'inclinera.

La demande de Fernande, bien que logique, étonna la princesse.
--Continuez, dit-elle.
--Je n'ai rien à ajouter, Madame. A vous de décider... Quel que soit
votre arrêt, je l'accepte d'avance et je le respecterai.
La princesse était émue. Elle se disait que le plus haut privilège de sa
naissance n'était peut-être pas tant sa glorieuse maternité, que le
pouvoir de donner le bonheur à ceux qui étaient si près de le perdre à
jamais.
Pourtant un autre sentiment combattait dans le coeur de la princesse le
premier élan de sa généreuse pensée. Elle se demandait si, à une
époque où les consciences étaient si troublées, elle devait accepter un
compromis, même unique, et pour ainsi dire charitable, entre la
Royauté et la Révolution.
Puis elle réfléchit aux services si grands, si éclatants de cette noble
famille des Kardigân; elle songea, sans doute, que c'était récompenser
hautement et royalement le dernier de ce nom, en le faisant heureux
malgré lui.
--Vous avez eu raison d'en appeler à la régente de France,
mademoiselle, dit-elle avec une noble dignité, la régente de France a
entendu votre appel et y répondra.
Fernande croyait rêver.
Alors la princesse ouvrit de nouveau la fenêtre et appela une seconde
fois Aubin Ploguen, selon l'ordre qu'elle avait donné.
Le Breton s'élança: il avait la joie au coeur.
D'un signa de tête imperceptible, Fernande lui avait appris que la
duchesse consentait.
--Retirez-vous encore dans l'ombre de la chambre, mademoiselle,
dit-elle.

Jean-Nu-Pieds entra.
--Marquis, dit Madame avec un sourire, vous croyez peut-être que je
vous ai appelé pour compléter les ordres que je vous ai donnés au sujet
de votre mission à la Pénissière?
--Madame...
--Vous êtes étonné? Vous ne comprenez pas?
--Je l'avoue.
--Vous le serez encore bien plus tout à l'heure.
Le marquis était bien plus qu'étonné: il était stupéfait.
Madame reprit:
--Je vous ai fait venir pour vous apprendre que je vous marie!
Il ne put retenir un cri et changea de couleur.
--Êtes-vous disposé à m'obéir?
--Madame!...
--Ah! ah! mon féal, il me semble que vous discutez mes ordres. Ne me
devez-vous pas obéissance passive?
--Oui, Votre Altesse.
--Reconnaissez-vous que si je vous ordonnais d'aller vous faire tuer,
vous iriez... Ce ne serait pas la première fois, au reste!
--Madame!
--Eh bien, je vous ordonne d'accepter celle que je vous destine.
--Venez, mademoiselle Grégoire! ajouta-t-elle en se tournant vers le

fond de la chambre.
Jean-Nu-Pieds regardait Fernande qui s'avançait émue et chancelante:
--Fernande! Fernande! murmura-t-il.
--Oui, Fernande, votre fiancée aujourd'hui, et bientôt votre femme.
--Mais Votre Altesse ne sait donc pas...
--Je sais que je suis la Régente de France, reprit Madame, et que j'ai le
droit, au nom du Roi, mon fils, de relever un de mes gentilshommes
d'un serment! Je sais que vous avez juré à votre père, marquis, de fuir et
de maudire les régicides et leurs enfants jusqu'à la dixième génération.
Mais, quand moi, je vous donne la main d'une de leurs filles, vous
pouvez l'accepter! Si votre noble père était vivant, je lui dirais: Je veux,
et il obéirait. C'est à vous
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