que sa volonté, d'autres lois que son intérêt, il venait m'ordonner
de me préparer à un mariage arrêté par lui. Je me débattis en vain. Sa
volonté était là. Enfin...
Elle s'arrêta. Puis courbant le front:
--Madame, reprit-elle, je ne vous ai pas encore nommé celui auquel
j'appartiens devant Dieu. Il faut que vous connaissiez son nom pour
comprendre l'horreur où j'ai été jetée: c'est le marquis de Kardigân!
--Jean-Nu-Pieds!
--Oui, madame...
--Vous avez bien choisi, mon enfant, et votre coeur ne s'est pas trompé.
Celui-là est, en effet, un vrai gentilhomme, et le digne fils des
chevaliers d'autrefois.
--Vous avez connu, madame, les catastrophes répétées qui ont brisé
cette famille...
La princesse fit un signe affirmatif.
--Des quatre enfants, il n'en restait qu'un seul de vivant: Jean... L'autre
fils, Philippe, était pour son père et pour son frère, mort, car il avait
renié la croyance de ses aïeux...
--Les Kardigân sont grands à mes yeux, dit noblement Madame. Ils ont
plus fait que dix générations, à eux seuls. J'ai oublié la chute de l'un
d'eux...
--Vous l'avez oubliée, vous, madame, parce que le coeur de Votre
Altesse Royale est bon et élevé... mais le père, le vieux gentilhomme,
l'ancêtre, ne l'avait pas oubliée, lui! Il avait chassé, au mépris des lois
des temps modernes, son fils renégat de sa famille. Il lui avait arraché
son nom, en lui disant: «Les Kardigân ne te connaissent plus. Va-t'en
de ma famille!» Et le fils avait obéi. Il avait changé de nom... Et c'était
lui que mon père voulait me faire épouser.
--Pauvre fille!
--Oh! oui, pauvre fille... Trop heureuse encore si mes malheurs avaient
dû s'arrêter là. J'ai vu, au milieu de la nuit, les deux frères, armés l'un
contre l'autre, l'épée à la main, ne se reconnaissant pas; j'ai vu mon
fiancé tomber blessé... Je pouvais croire tous mes malheurs, toutes mes
angoisses finis, car j'étais auprès lui, et mon père ne pouvait plus me
forcer d'épouser un homme que je n'aimais pas, puisque le mari qui me
destinait était le frère de mon fiancé... Il se retirait, me laissant libre...
Mon coeur s'ouvrait à l'espérance et à la joie... Libre et aimer, que
pouvais-je souhaiter de plus?
Madame était fort émue. Elle savait avec sa haute intelligence, que la
vie cache des drames sombres, bien plus impressionnants que toutes les
créations des poëtes, mais elle ne croyait pas que rien pût atteindre à un
pareil degré.
--Continuez votre confession, mon enfant, dit-elle. Vous avez bien fait
de ne me rien cacher. Je ne comprends pas encore comment je pourrai
vous être utile; mais, pour peu que ce soit possible, ou que cela
dépende de moi, je vous promets que vous ne regretterez point d'être
venue vous jeter à mes pieds.
Fernande saisit la main de Madame et la baisa. Une larme brûlante
roula de ses yeux et tomba sur cette main.
--Allons, du courage, chère petite... Qu'avez-vous donc à me
demander?
--J'ai à vous demander la vie, Altesse, et c'est pour cela que vous me
voyez si émue.
Cette simple réponse remua profondément la Duchesse. Elle était partie
du coeur et la touchait au coeur.
Machinalement, elle regarda autour d'elle, et hocha tristement la tête.
On venait lui demander la vie, et l'implorer, et la supplier, le soir d'une
défaite, lorsque l'étoile de sa race semblait pâlir!
Ses aïeux recevaient les solliciteurs dans leur palais, resplendissant de
lumières et de luxe, gardé par des soldats qui portaient les plus illustres
noms du royaume. Elle, elle recevait dans une humble chambre d'une
ferme de village...
C'était, en effet, une imposante scène dans sa simplicité que cette reine,
mère d'un roi et fille d'un roi, obligée de se déguiser et de cacher ses
membres délicats sous la bure grossière d'un vêtement de paysan; que
cette belle et jeune femme, reléguée, elle la plus grande dame de France,
dans une pièce sombre, à peine éclairée d'une chandelle fumeuse,
meublée à la hâte, et se demandant si, à l'heure même, un des siens ne
mourait pas obscurément pour la défendre?
Cette antithèse violente du passé et du présent la saisit au coeur et la fit
penser.
On la sollicitait donc encore, elle dont la tête était mise à prix!
Puis ses yeux se reportèrent sur la pauvre jeune fille inclinée devant
elle, et qui venait «lui demander la vie...» Alors elle se jura
intérieurement de tout faire pour lui rendre ce bonheur perdu, et quoi
qu'elle sollicitât, de ne la quitter que joyeuse et consolée...
Fernande attendait un mot de Son Altesse pour continuer son récit,
quand, au loin, à travers la nuit, on entendit retentir le galop effréné de
plusieurs chevaux sur le pavé de la route.
Par instants, le vent tiède apportait le hennissement des montures.
Madame ouvrit la fenêtre et appela. Un paysan
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