Jean-nu-pieds, Vol. 2 | Page 3

Albert Delpit
ce même respect qui avait tant frappé mademoiselle
Grégoire.
En passant sous le berceau de feuillage qui se dresse au devant de la
ferme, un homme se précipita vers le paysan. Il allait sans doute lui
adresser des reproches, on le jugeait à l'expression de sa physionomie,
quand celui-ci montra d'un geste son compagnon.
Ils entrèrent dans la maison, et le paysan, marchant devant Fernande, la
guida dans une chambre à coucher très-simple, meublée d'un lit, d'un
secrétaire, d'une table, d'un fauteuil et de deux chaises. Mobilier
primitif!
--Je vous ai promis de vous faire obtenir une audience de Madame,
n'est-ce pas? Eh bien! je tiens ma parole.
Et il enleva son chapeau.
Fernande jeta un cri.
--On vous a parlé de Petit-Pierre, reprit-il gaiement. Petit-Pierre... c'est
moi, et Madame tient toujours les promesses de Petit-Pierre...

La princesse souriait. Fernande tomba à genoux, les mains jointes...

II
LE RÉCIT
--Relevez-vous, mon enfant, dit Madame. On ne se met à genoux que
devant Dieu.
Fernande se releva; mais ses larmes l'étouffaient: elle ne pouvait parler.
--J'étais dans l'église, en même temps que vous, continua la princesse.
Je vous ai entendue appeler et invoquer Dieu. Vous souffrez? Dites-moi
votre souffrance, et puisque je puis vous consoler, ayez confiance en
moi...
Fernande essuya ses pleurs; puis regardant timidement la duchesse:
--Madame, dit-elle, vous seule pouvez me sauver... N'êtes-vous pas ma
Providence et mon seul espoir? J'aime, j'aime ardemment un de vos
gentilshommes et...
Fernande baissa les yeux. Quelle est la femme qui ne rougirait pas en
faisant la confidence de son amour?
Avec sa délicatesse féminine si exquise, Madame comprit le trouble
intime de la jeune fille.
Elle lui prit la main, et lui montrant une des chaises:
--Asseyez-vous là, mon enfant, dit-elle. Parlez, et ne craignez rien.
Personne autre que moi ne vous entend. Puisque c'est à moi que vous
avec voulu confier le soin de votre bonheur. Eh bien!... parlez!
Fernande se sentit gagnée aussitôt par l'expression pleine de bonté du
langage de Madame.

--Laissez-moi vous dire, reprit-elle plus bas... Votre Altesse doit
connaître mes angoisses et mes combats avant le jour où je me suis
décidée à venir me jeter à ses pieds...
La première fois que je l'ai vu..., je vivrais cent ans que je me
rappellerai toujours cette heure-là!... La première fois que je l'ai vu,
c'était par une belle matinée d'été. Le soleil était radieux, et au dehors
l'émeute grondait. C'était le 29 juillet 1830.
Madame pâlit un peu. Le souvenir de ces temps néfastes
l'impressionnait toujours.
--Il venait remplir son devoir. Le Roi lui avait ordonné de mourir, il
allait à la mort. Par bonheur, Dieu m'avait mise sur son passage... j'eus
la joie de le sauver. Mais quand il partit, oh! Madame, je sentais bien
qu'il ne partait pas seul et que mon coeur s'en allait avec lui. De longs
mois se passèrent. Enfin, un matin, je sentis mon coeur battre
violemment, j'eus le pressentiment que j'allais le revoir. Et, en effet, on
vint m'avertir qu'il me demandait...
La jeune fille s'arrêta.
--Oh! que je fus heureuse! Je me suis dit bien souvent que j'avais expié
depuis toutes mes joies d'un seul moment. Il venait dire qu'il m'aimait,
que depuis notre rencontre, il n'avait pas cessé de m'aimer... Il venait
dire que c'était à moi de décider si je consentais à devenir sa femme.
Consentir! consentir à cela qui était le rêve le plus ardent de ma vie!...
Madame, je lui ai tout raconté: mon amour pour lui, que je n'avais
même pas combattu tant il me paraissait loyal et profond. Pourquoi lui
aurais-je menti? C'était ma joie suprême que l'aveu prononcé par ses
lèvres. Je me sentais bien heureuse!...
Il me prit la main, et nous échangeâmes le serment d'être l'un à l'autre,
avec la confiance de notre loyauté commune.
La princesse ne cachait pas le vif intérêt qu'elle prenait à cette naïve
histoire d'amour... Oh! comme on a eu raison de le dire: L'amour est

toujours banal et toujours nouveau!
--Continuez, mon enfant, dit-elle.
--Votre Altesse ne comprend pas où je veux en venir? Qu'elle me
pardonne si je m'étends ainsi sur les détails de notre rencontre... Mais il
me semble que je suis devant mon juge, et qu'il doit tout connaître...
Je croyais que rien ne pouvait empêcher notre bonheur, continua
Fernande. Il était libre et j'avais le droit de penser que je l'étais aussi.
Son père, ses frères, sa soeur avaient succombé pour le Roi. Ma mère, à
moi, était morte, et mon père m'avait toujours laissée libre de mes
actions.
Je me fiançais, confiante et assurée.
Il venait à peine de me quitter que mon père parut...
O madame, à vous seule au monde je consentirai à raconter une pareille
chose!... Mon père! cet homme dur, implacable, qui ne connaît d'autres
règles
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