Jean-nu-pieds, Vol. 2 | Page 6

Albert Delpit
tout. Voici ce qu'il m'a écrit:
?Fernande, je vous envoie les derniers enseignements que m'a laissés mon père en mourant.
Lisez, mon amie; quand vous aurez lu, vous comprendrez. Je n'ai pas le courage de vous raconter le malheur qui nous frappe... Je vous aime, Fernande! En cet instant où je vous écris, je suis bien désespéré, et j'ai des sanglots au coeur. Je n'ai jamais aimé, et je n'aimerai jamais que vous. Mais je suis de ceux qui tiennent leur serment, dussent-ils en mourir. J'en mourrais, Fernande, si mon devoir qui m'ordonne de tuer mon amour ne m'ordonnait aussi de vivre.
Je n'ai eu que votre image dans le coeur, que votre nom sur les lèvres, depuis le premier jour où je vous ai vue...
Aujourd'hui, tout est fini: l'espérance et le bonheur. Je dois plus que mon sang à ceux que je sers; je me dois tout entier. Mon père m'a donné: je n'ai pas le droit de me reprendre.
Adieu, Fernande... Le passé ne doit plus exister pour nous. Dieu ne le veut pas...
Ah! tenez, je m'étais promis de rester froid en vous écrivant; je m'étais promis... Non, je vous aime, Fernande... je vous aime... et je me meurs de ne pouvoir vous aimer! Que tout soit fini; soit! Mais sachez, ? ma fiancée, que je pleure en tra?ant ces lignes, où j'ai mis tout ce que j'ai en moi!
Adieu.
JEAN.?
A mesure que la jeune fille lisait, sa voix devenait plus triste et plus brisée. On e?t dit qu'en agitant ses souvenirs, le passé revenait plus amer à sa pensée, de même qu'en remuant un vase, on fait remonter la lie du vin à la surface. Madame était émue. Elle prit la main de la jeune fille: cette main était glacée.
--Ainsi, ajouta-t-elle, mon père nous séparait encore... mais cette fois tout était fini. Sa volonté pouvait fléchir: celle du mort ne le pouvait pas. Désormais entre Jean et moi, il y avait un ab?me... Il est parti... Je n'ai pas essayé de le retenir. Mais ma vie était un long supplice. Un jour j'ai revêtu des vêtements de paysan, et je suis venue le rejoindre. Il m'a reconnue... j'allais m'éloigner de lui à jamais, quand cet humble soldat que vous avez vu m'a conseillé d'aller...
Mais, Madame, il faut que je termine l'aveu: aveu cruel, car c'est à vous, la petite-fille de Louis XVI, que je dois le faire. Ce n'est plus seulement la douleur, c'est la honte qui m'abat... la honte, car je vais humilier à vos pieds, en implorant le pardon d'un crime, celui dont je sors...
Elle se recula, puis mettant un genou en terre:
--Madame, je suis la fille du citoyen Lucien Grégoire, le régicide!

III
LES CONSéQUENCES DU PLAN D'AUBIN PLOGUEN
L'affabilité et la bonté de Madame sont restées légendaires. Les rares Mémoires publiés en 1830 rapportent que le secrétaire de ses commandements recevait chaque matin plus de deux cents demandes d'audience, dont bien peu demeuraient sans réponse.
Cependant, elle recula de deux pas en entendant l'aveu de la jeune fille.
Peut-être se rappelait-elle le mot de Charles X, qu'il n'est pas inopportun de consigner ici, mot que pronon?a le vieux roi, comme pour se consoler d'une des fautes que lui fit commettre le loyal, mais parlementaire M. de Martignac.
Ce ministre présentait à la signature de Sa Majesté une ordonnance qui nommait le fils d'un régicide à une préfecture importante.
Charles X regarda le nom, puis, se tournant vers M. de Martignac:
--Est-ce que son père?... demanda-t-il...
Le ministre s'inclina.
--Oui, Sire, répondit-il.
Et comme le pauvre souverain constitutionnel hésitait à signer l'ordonnance, M. de Martignac entreprit de prouver que cette nomination serait un acte de bonne politique qui ferait voter avec le centre deux ou trois influents députés de la gauche.
--Après tout, reprit le roi en soupirant, ce n'est pas de sa faute... Je puis nommer préfet le fils d'un régicide: je ne nommerais pas son gendre; car on choisit son beau-père, et on ne choisit pas son père.
Et il signa...
... Il y eut un silence de quelques minutes, pendant lequel la princesse regardait fixement Fernande. Elle lut tant de douleurs, tant d'angoisses sur ce visage pali par les larmes, qu'elle eut pitié.
--Venez, mon enfant, et dites moi ce que je puis faire pour vous, pronon?a-t-elle doucement.
--Oh! Madame! Madame! s'écria Fernande, qui se précipita à ses genoux en pleurant.
Elle pressa la main de la duchesse et la baisa.
--Allons, mon enfant, reprit Madame, asseyez-vous là, et parlez-moi comme à une amie.
Cette phrase toucha d'autant plus Fernande que la princesse répétait ainsi, connaissant sa condition, la même phrase qu'elle avait dite quand elle l'ignorait encore.
--Hélas! Madame, nous avons lutté, nous avons été vaincus, ou, du moins, moi j'ai été vaincue, je vous l'ai avoué. Je l'aime et il me serait impossible de vivre sans lui.
Quand je faisais le sacrifice de mon bonheur, quand je me décidais à me retirer dans un couvent,
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 124
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.