les Italiens. Il a eu d'ailleurs la chance de venir au plus beau moment politique, quand la France était la nation à la fois la plus nombreuse et la plus puissante d'Europe,--et au meilleur moment littéraire, après les premiers essais, mais quand la matière de son art était encore presque intacte et qu'il y avait encore beaucoup de choses qu'il pouvait dire parfaitement pour la première fois. Racine est le ?classique? par excellence, si cette expression de ?classique? emporte ensemble l'idée de la perfection et celle d'une fusion intime du génie fran?ais avec le génie de l'antiquité grecque et de la romaine, nos deux saintes nourrices.
Et voilà pourquoi je vous parlerai de Racine, quoique d'innombrables critiques--et, parmi les morts, Boileau, La Bruyère, Voltaire, Vauvenargues, La Harpe même, Chateaubriand, Geoffroy, Sainte-Beuve, Nisard, Vinet, Veuillot, Weiss, Brunetière--en aient excellemment parlé. évidemment, je leur emprunterai beaucoup, et aussi aux critiques vivants. Quand je m'en apercevrai, je vous le dirai; mais sans doute je ne m'en apercevrai pas toujours. Sachez bien que, sur pareil sujet, je ne prétends pas à l'originalité. Mais, par cela même que j'?éprouverai?, pour ainsi dire, l'oeuvre de Racine deux cent huit ans après sa mort, et avec une ame de cette année-ci, j'aurai chance d'en recevoir quelques impressions intéressantes et pas encore trop ressassées.
Je ne pourrai pas faire exactement pour lui ce que j'ai fait pour Rousseau, car il est clair que le rapport est moins direct, chez Racine, entre la vie de l'écrivain et son oeuvre. Néanmoins, l'homme et l'auteur communiquent chez lui par beaucoup de points, et par plus de points encore qu'il ne semble à première vue. Et sa vie, sans être aussi étrangement dramatique que celle de Rousseau, est si émouvante encore! Elle soutient avec son théatre des relations si harmonieuses et quelquefois si délicates et imprévues! En somme, la vie de Racine rapproche et finalement concilie les mêmes traditions que ses tragédies elles-mêmes.
Et là-dessus, ayant relu Racine pour la centième fois (à coup s?r je n'exagère pas) et m'étant pénétré de toutes les notes et notices de l'admirable édition de Paul Mesnard, profitant aussi, à l'occasion, de la documentation si riche et en même temps si scrupuleuse de M. Augustin Gazier, je commence cette dix millième étude sur Racine.
C'est à la Ferté-Milon, gros bourg de l'?le-de-France, dans le Valois. Par les belles soirées de l'été de 1639, les habitants de la ville, assis devant leurs portes, regardaient passer quatre bourgeois fort simplement vêtus, qui, revenant de la promenade, marchaient l'un derrière l'autre en disant leur chapelet. Les bonnes gens de la Ferté-Milon se levaient par respect et faisaient grand silence pendant que passaient ces messieurs.
Car ces messieurs, jeunes encore (l'un d'eux avait vingt-quatre ans, et les autres à peu près la trentaine), étaient quatre messieurs de Port-Royal qui, chassés de leur retraite l'année précédente, s'étaient alors réfugiés à la Ferté-Milon chez une famille amie, les Vitart, alliés des Racine. Ces messieurs s'appelaient Lancelot, Singlin, Antoine Lema?tre et Lema?tre de Séricourt. Le mystérieux séjour de ces quatre saints à la Ferté-Milon fut évidemment un objet d'édification et une occasion de bons efforts pour les Racine et les Vitart et les chrétiens sérieux de la petite ville. La vie religieuse du père et de la mère de Jean Racine était donc particulièrement fervente et ils subissaient directement l'influence de Port-Royal dans le temps où Jean Racine fut con?u. Port-Royal le fa?onna dès avant sa naissance.
Mais la Ferté aussi le fa?onna. Dans une étude sur Racine,?Larroumet--docilement, et parce que ces choses-là se disent--signalait un accord entre le génie de Racine et le paysage harmonieux et doux de la Ferté-Milon. Or, M. Masson-Forestier (qui descend de la soeur de Racine, Marie) m'assure que ce paysage, au XVIIe siècle était austère et rude. La ?vallée boisée? d'aujourd'hui était une tourbière; le cours d'eau limpide et lent, une rivière rapide et dangereuse; forêts immenses, peu de cultures, une vie étroite et bloquée, une population énergique, dévote et un peu sombre. Qu'à cela ne tienne! Nous dirons donc qu'il y a un accord entre l'apreté de ce pays et de cette race, et l'apreté voilée du théatre de Racine. Mais tout cela n'est peut-être pas bien sérieux. Ce que nous retiendrons, c'est que Racine appartient à une famille dont beaucoup de membres, avant et après lui, furent des personnes très passionnées et chez qui le sentiment religieux était très profond.
Jean Racine naquit le 20 ou le 21 décembre 1639, de petite mais ancienne bourgeoisie. Les quatre solitaires avaient quitté la Ferté-Milon quelques mois auparavant: mais ils laissaient derrière eux un souvenir profond, et ne tardèrent point à attirer à eux une grande partie des familles Racine et Vitart. La grand'mère de Jean Racine, Marie Desmoulins, se retira en 1649 au monastère des Champs. Elle y avait eu une soeur religieuse; elle
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