Jean-Jacques Rousseau | Page 3

Jules Lemaître
comparait: et vous verrez que ce qu'il exprime l��, c'est, en somme,--retourn��e dans l'expression,--la pens��e de Joseph de Maistre: ?Je ne sais pas ce qu'est le coeur d'un coquin; je sais ce qu'est le coeur d'un honn��te homme: c'est affreux.?
Et d'ailleurs, je le dis parce que cela est vrai, Jean-Jacques, quand il commen?a d'��crire les Confessions, �� Motiers, en 1762, ��tait devenu un fort honn��te homme. Les maladies, la pers��cution avaient d��velopp�� ses sentiments religieux. Il ��tait d��j�� dans cette disposition d'esprit presque mystique qui sera si sensible dans ses Dialogues. Il me semble que les Confessions, oeuvre d'un p��nitent superbe qui s'oppose �� tous les autres hommes et en appelle aux si��cles futurs, ont tout de m��me aussi, dans bien des pages, quelque chose d'une confession religieuse.
Cela seul me ferait assez croire �� leur v��rit��, qui du reste a ��t�� peu contest��e, sauf sur des points de chronologie, et qui s'est vue confirm��e presque toutes les fois qu'on a pu contr?ler les r��cits de Jean-Jacques par des lettres de lui et de ses correspondants ou de ses contemporains.
Il est certain cependant que les Confessions, qui sont surtout psychologiques, sont encore en plus d'un endroit, et par la force des choses, apolog��tiques (surtout la seconde r��daction). Puis, Rousseau ��crit ses confessions de m��moire; il en ��crit les premiers livres quarante, trente et vingt ans apr��s les ��v��nements. Et nous savons comme il il est difficile de se souvenir, et �� quel point la m��moire d��forme les choses.
Mais, d'abord, lorsqu'il nous raconte des actes avilissants, il n'y a pas apparence qu'il les invente (�� moins que certains aveux p��nibles ne soient l�� pour faire croire �� la v��rit�� du reste); mais il y a apparence, au contraire, qu'il s'en est nettement souvenu, justement �� cause de leur caract��re humiliant. (Eh! n'avons-nous pas tous, ou presque tous, dans notre pass��, de ces choses dont on dit ?qu'elles ne s'oublient pas?, de ces souvenirs affreusement d��sagr��ables, qui nous reviennent presque tous les jours quand nous sommes seuls un peu longtemps, ou bien que nous rappelons expr��s pour nous d��griser?...)--Pour l'ensemble, j'estime que, si la v��racit�� de Jean-Jacques peut ��tre en d��faut, il faut croire du moins �� sa sinc��rit��.
Joignez qu'il a, au plus haut point, le souvenir des lieux, qui l'aide �� garder celui des faits ou des sentiments. En voici un exemple (et o�� nous trouvons aussi, dans la vision et dans l'accent, un je ne sais quoi qu'on ne connaissait pas trop avant Jean-Jacques, et qui sera, si vous voulez, le commencement de l'impressionnisme).
Les moindres faits de ce temps-l�� me plaisent par cela seul qu'ils sont de ce temps-l��. Je me rappelle toutes les circonstances des lieux. Je vois une hirondelle entrant par la fen��tre, une mouche se poser sur ma main tandis que je r��citais ma le?on; je vois tout l'arrangement de la chambre o�� nous ��tions; le cabinet de M. Lambercier �� main droite, une estampe repr��sentant tous les papes, un barom��tre, un grand calendrier, des framboisiers qui, d'un jardin fort ��lev�� dans lequel la maison s'enfon?ait sur le derri��re, venaient ombrager la fen��tre et passaient quelquefois jusqu'en dedans. Je sais bien que le lecteur n'a pas grand besoin de savoir tout cela, mais j'ai besoin de le lui dire... (Livre I).
?J'ai besoin de le lui dire.? ? individualisme! ? romantisme!
Et encore (souvenir de la ma?trise d'Annecy, avec le bon M. le Ma?tre (M. Nicoloz)):
...Non seulement je me rappelle les temps, les lieux, les personnes, mais tous les objets environnants, la temp��rature de l'air, son odeur, sa couleur, une certaine impression locale qui ne s'est fait sentir que l��, et dont le souvenir vif m'y transporte de nouveau. Par exemple, tout ce qu'on r��p��tait �� la ma?trise, tout ce qu'on chantait au choeur, tout ce qu'on y faisait, le bel et noble habit des chanoines, les chasubles des pr��tres, les mitres des chantres, la figure des musiciens, un vieux charpentier boiteux qui jouait de la contrebasse, un petit abb�� blondin qui jouait du violon, le lambeau de soutane qu'apr��s avoir pos�� son ��p��e, M. le Ma?tre endossait par-dessus son habit la?que, et le beau surplis fin dont il en couvrait les loques pour aller au choeur; l'orgueil avec lequel j'allais, tenant une petite fl?te �� bec, m'��tablir dans la tribune pour un petit bout de r��cit que M. le Ma?tre avait fait expr��s pour moi; le bon d?ner qui nous attendait ensuite; le bon app��tit qu'on y portait; ce concours d'objets vivement retrac�� m'a cent fois charm�� dans ma m��moire, autant et plus que dans la r��alit��. J'ai gard�� toujours une affection tendre pour un certain air du Conditor alme siderum qui marche par ?ambes, parce qu'un dimanche de l'Avent j'entendis de mon lit chanter cet hymne avant le jour sur le perron de la cath��drale, selon un rite
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