Israël en Égypte | Page 9

Maurice Bouchor
et donner par elles l'impression d'un seul instrument.
L'orchestre, à ce début, joue très doucement, et il en est ainsi jusqu'à la
fin du choeur, qui s'achève pianissimo. Mais l'orgue, qui enveloppe les
choeurs d'_Israël_ de sonorités magnifiques, fait ronfler tout à coup une
effrayante pédale de trente-deux pieds: l'impression en est si puissante
qu'elle devient presque douloureuse. Le choeur chante: «Il fit descendre
d'épaisses ténèbres sur tout le pays; mais des ténèbres que l'on aurait pu
saisir.» Cela s'assombrit de plus en plus; les harmonies deviennent
lugubres; les bémols se multiplient jusqu'à former des grappes sur la

portée. Trois jours ainsi: on ne se voit pas les uns les autres, et personne
ne se lève de sa place. Les voix du choeur se séparent; elles semblent
s'interroger et se répondre, toujours très lentement, sans éclat, sans une
lueur d'espérance. C'est un récitatif dialogué, des confidences
échangées dans les ténèbres par des voix d'une surhumaine puissance,
mais qui ont peur de s'entendre. L'orchestre fait de longues tenues; et le
choeur finit par des murmures si faibles qu'on ne les distingue plus du
silence.
A peine les ténèbres furent-elles dissipées que Pharaon reprit sa parole
une fois encore, et ne voulut point laisser partir Israël. Alors l'Éternel
frappa un coup décisif. Ce n'est point, comme le disent certaines
traductions de la Bible, un ange exterminateur, c'est une manifestation
de Dieu lui-même qui accomplit l'acte de sommaire justice. Les
Hébreux, après avoir mangé dans leurs familles l'agneau que l'on
appela depuis l'agneau pascal (c'est-à-dire: du passage), dormaient ou
songeaient au lendemain, qui devait être le jour de l'Exode. Ils avaient
trempé une branche d'hysope dans le sang des bêtes et aspergé l'entrée
de leurs demeures avec ce sang. Ils avaient rougi le linteau et les deux
poteaux. L'Éternel Dieu passa devant les portes ainsi marquées sans
toucher personne; mais, dans chaque maison égyptienne, il frappa le
fils aîné; il les extermina tous, depuis le premier-né de Pharaon jusqu'au
premier-né du détenu au cachot. C'est ce que le choeur rappelle dans un
chant farouche: «Il frappa les premiers-nés d'Égypte, la fleur de leur
force.» La phrase initiale fit passer devant mes yeux Jéhova: il
accomplissait l'oeuvre terrible avec son épée de lumière. Le choeur se
précipita; je fus entraîné par ce mineur féroce. Hændel a employé ici
encore, mais sans y mêler une vocalise, les syllabes hachées, dites
simultanément par toutes les voix, et entrecoupées de brefs silences. Le
début d'un choeur de Samson et Dalila, un des meilleurs ouvrages de M.
Saint-Saëns, est visiblement inspiré par le sujet du choeur dont je parle.
M. Saint-Saëns connaît ses maîtres à fond. Cela n'empêche pas qu'il
s'est complu à énumérer les raisons, en général détestables, pour
lesquelles il est impossible ou superflu de monter en France les
oratorios de Bach et de Hændel.
Certes, le maître a su introduire la plus vivante diversité dans un sujet

qui pouvait sembler monotone: l'écrasement de l'Égypte. Mais voici
qu'une toute nouvelle inspiration, heureuse et tendre, vient traverser
une oeuvre de colère. Jéhova se tourne vers son peuple; il va l'emporter
dans ses bras, comme un père emporte son enfant. Il n'y a point ici
d'exagération; nous ne respirons pas, avant l'heure, l'atmosphère de
l'Évangile. Mais les images pastorales, si fréquentes dans la Bible pour
exprimer les rapports de Dieu avec son peuple, ont été rajeunies
merveilleusement par Hændel. Après un exorde où éclate la joie, il se
fait un grand apaisement. Les contralti chantent une phrase toute
mélodieuse dans sa naïveté pastorale. «Il les conduisit comme un
troupeau.» Elle se termine par une tenue très longue; en même temps
les violons la reprennent dans le registre aigu. Les flûtes montent
encore une tierce plus haut, et le motif se dessine avec une grâce
exquise. Les soprani l'attaquent à leur tour; puis ce sont les voix
d'hommes; et toujours la caressante mélodie se déroule au-dessus d'une
pédale soutenue longtemps par les voix. Rien n'est beau comme ce
doux et long murmure. Ce qu'on imagine en l'écoutant, c'est le calme
profond des nuits étincelantes d'étoiles tandis que les troupeaux
sommeillent; c'est le vaste silence des plaines, de ces frais pâturages de
Sâron qui furent, de temps immémorial, une reposée pour les boeufs. Je
regrette que le choeur ait été pris dans un mouvement trop vif, qui ne
permettait pas aux voix de s'étendre comme je l'aurais voulu. C'est, à
vrai dire, la seule critique que j'oserai faire. Si je disais que l'exécution
de l'ouvrage entier fut irréprochable, je n'adresserais pas à M. Volkland
et à ses choeurs l'éloge auquel ils ont droit. Tout fut chanté non
seulement avec une justesse et une précision rares, mais aussi avec une
foi, un élan, une vaillance dignes de l'oeuvre héroïque de Hændel.
Le choeur interrompt brusquement sa suave et pastorale rêverie. «Mais
quant à
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