Israël en Égypte | Page 4

Maurice Bouchor
la formule familière à H?ndel. Napoléon disait que, de toutes les figures de rhétorique, la plus puissante est la répétition. H?ndel est de ceux qui ne craignent pas d'insister lorsqu'il le faut. Si vous ne voulez pas comprendre, c'est de force qu'il vous fera entrer les choses dans la tête.
Je n'ai pas encore parlé de mademoiselle Hermine Spies, qui possède le plus admirable contralto que j'aie entendu. Qu'il me soit permis de lui appliquer le mot du pauvre Lear à Cordelia: ?_Last; not least._? Bien au contraire; car mademoiselle Spies chante la musique de Bach et de H?ndel, voire toute espèce de musique, avec une si profonde intelligence et une conviction si forte que la beauté de la voix devient chez elle une qualité secondaire.
H?ndel aimait particulièrement le contralto; et je ne pense pas qu'on ait jamais écrit comme lui pour cette voix chaude et presque virile, capable pourtant des inflexions les plus caressantes. Il en fait valoir toutes les ressources avec un art infini; mais ce qu'il y a de plus remarquable, c'est le rapport qu'il sait établir entre la nature de l'inspiration, dans telle mélodie, et le genre de voix qu'il choisit pour l'interpréter. Il semble qu'il y ait dans l'alto quelque chose de collectif: c'est la voix que j'attribuerais à ?la fille de Jérusalem? qui symbolise le peuple entier, surtout dans les prières jaillies de l'ame à l'heure du suprême péril ou dans les actions de graces qui suivent ce péril à peine conjuré. Cette voix exprime encore très puissamment une joie profonde qui, par l'excès même de son intensité, ne peut se répandre en clameurs aigu?s et en éblouissantes vocalises. Il serait facile de multiplier les exemples pris dans les différents oratorios de H?ndel. D'ailleurs cette appropriation de l'idée à l'organe choisi par le musicien est de toute nécessité; mais on la réalise avec plus ou moins de perfection.
H?ndel, dans son _Isra?l en égypte_, a confié au contralto le soin de raconter l'histoire de ces étonnantes grenouilles qui envahirent jusqu'aux chambres de Pharaon. L'accompagnement de l'air est quelque peu descriptif; le rythme sautillant et brusque simule, si l'on veut, la marche des grenouilles. Mais il n'y a rien de mesquin, de puérilement imitatif dans le récit de cette invasion qui ne donne guère envie de rire. H?ndel, la musique même, ne se f?t pas avisé d'écrire un accompagnement dont le sens échapperait si les paroles venaient à manquer. Qu'il s'agisse de tout autre chose que de grenouilles, et le dessin de l'orchestre restera précis, sans rien d'obscur ni même de bizarre. Cette remarque est applicable aux choeurs où il est question des mouches et de la grêle. Ce qu'il y a là de descriptif est peu de chose; j'admire surtout que le ma?tre ait su trouver des analogies mystérieuses, bien réelles pourtant, entre les phénomènes dont il veut suggérer la vision et les moyens purement musicaux qu'il a employés, rythmes ou effets d'orchestre. C'est avec la même puissance et la même mesure, me semble-t-il, que Wagner a su donner la sensation de l'eau, du feu, de l'orage, de toutes les choses physiques. On ne peut mettre en doute la réalité des analogies dont je parle lorsqu'on entend l'extraordinaire choeur des Ténèbres d'_Isra?l en égypte_. Elles y sont palpables; et pourtant aucun moyen bassement imitatif ne pouvait donner une telle impression.
Ce sont d'énormes batraciens, des grenouilles aux mugissements de boeuf qui envahissent le palais des pharaons. Rien de beau comme la gravité du chant où est narré ce désastre, qui ferait sourire les êtres chez qui l'absence de toute noblesse vraie a développé outre mesure le sentiment du ridicule. Avec un élan magnifique la voix s'écrie: ?Il livra leurs troupeaux à la peste: pustules et tumeurs couvrirent l'homme et la bête.? Cela est repris dans le grave sur un rythme inexorable, tandis qu'au-dessus de ce chant lugubre et résolu bondit à l'orchestre la multitude des grenouilles. Dans les males vocalises de l'alto, dans l'enthousiasme qui, par moments, soulève la voix, dans la cadence finale longtemps arrêtée sur un si bémol grave qui ronfle terriblement, il y a certes une émotion: celle de la justice enfin satisfaite et de la force qui admire son oeuvre.
Le duo en ré mineur pour alto et ténor: ?Dans ta miséricorde tu as conduit ton peuple?, est d'un caractère purement religieux et, par la concentration du sentiment, fait songer à Bach. Comme elle est émouvante dans sa simplicité, cette phrase en majeur: ?Tu l'as guidé dans ta force?--qui commence par une paisible ascension des six premiers degrés de la gamme! Pour que tout l'effet soit donné, il suffit que l'alto prenne à son tour le chant à la dominante, pendant une longue tenue du ténor.
L'air de contralto en mi majeur, dont il me reste à parler, est peut-être le plus beau de la
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