Isidora | Page 3

George Sand
de ses semblables, rendrait l'homme aussi grand que sa destinée sur la terre, aussi bon que vous-même!
Je fuyais les heureux, craignant de ne trouver en eux que des égo?stes, et je venais chercher ici des malheureux intelligents. Il y en a sans doute; mais mon indigence ou ma timidité m'ont empêché de les rencontrer. J'ai trouvé mes pareils abrutis ou dépravés par le malheur. L'effroi m'a saisi et je me suis retiré seul pour ne pas voir le mal et pour rêver le bien; mais chercher seul, c'est affreux, c'est peut-être insensé.
Je croyais acquérir ici tout au moins l'expérience. Je conna?trai les hommes, me disais-je, et les femmes aussi. Chez nous (en province), il n'y a guère qu'un seul type à observer dans les deux sexes: le type de la prudence, autrement dit de la poltronnerie. Dans la métropole du monde je verrai, je pourrai étudier tous les types. J'oubliais que moi aussi, provincial, je suis un poltron, et je n'ai osé aborder personne.
Je puis cependant me faire une idée de l'homme, en m'examinant, en interrogeant mes instincts, mes facultés mes aspirations. Si je suis classé dans un de ces types qui végètent sans se fondre avec les autres, du moins j'ai en moi des moyens de contact avec ceux de mon espèce. Mais la femme! où en prendrai-je la notion psychologique? Qui me révélera cet être mystérieux qui se présente à l'homme comme ma?tre ou comme esclave, toujours en lutte contre lui? Et je suis assez insensé pour demander si c'est un être différent de l'homme!...

CAHIER No 1. TRAVAIL.
TROISIèME QUESTION.
_Quelles sont les facultés et les appétits gui différencient l'homme et la femme dans l'ordre de la création?_
On est convenu de dire que, dans les hautes études, dans la métaphysique comme dans les sciences exactes, la femme a moins de capacités que l'homme. Ce n'est point l'avis de Bayle, et c'est un point très-controversable. Qu'en savons-nous? Leur éducation les détourne des études sérieuses, nos préjugés les leur interdisent... Ajoutez que nous avons des exemples du contraire.
Quelle logique divine aurait donc présidé à la création d'un être si nécessaire à l'homme, si capable de le gouverner, et pourtant inférieur à lui?
Il y aurait donc des ames femelles et des ames males? Mais cette différence constituerait-elle l'inégalité? On est convenu de les regarder comme supérieures dans l'ordre des sentiments, et je croirais volontiers qu'elles le sont, ne f?t-ce que par le sentiment maternel... O ma mère!...
S'il est vrai qu'elles aient moins d'intelligence et plus de coeur, où est l'infériorité de leur nature? J'ai démontré cela en traitant de la nature de l'homme, deuxième question.

CAHIER No 2. JOURNAL.
27, minuit.
Quel temps à porter la mort dans l'ame!... Encore ce soir, j'ai trop lu et trop peu travaillé. Hélo?se, sainte Thérèse, divines figures, créations sublimes du grand artiste de l'univers!
Des sons lamentables assiègent mon oreille. Ce n'est pas une voix humaine, ce grognement sourd. Est-ce le bruit d'un métier?
J'ai ouvert ma fenêtre, malgré le froid, pour essayer de comprendre ce bruit désagréable qui m'e?t empêché de dormir si je n'en avais découvert la cause.
J'ai entendu plus distinctement: c'est le son d'un instrument qu'on appelle, je crois, une contre-basse.
La voix plus claire des violons m'a expliqué que cela, faisait partie d'un orchestre jouant des contredanses. Il y a des gens qui dansent par un temps pareil! quand la, mort semble planer sur cette ville funeste!
Comme elle est triste, entendue ainsi à distance, et par rafales interrompues, leur musique de fête!
Cette basse, dont la vibration pénètre seule, par le courant d'air de ma cheminée, et qui répète à satiété sa lugubre ritournelle, ressemble au gémissement d'une sorcière volant sur mon toit pour rejoindre le sabbat.
Je m'imagine que ce sont des spectres qui dansent ainsi au milieu d'une nuit si noire et si effrayante!
30 décembre.
Mon travail n'avance pas; l'isolement me tue. Si j'étais sain de corps et d'esprit, la foi reviendrait. La confiance en Dieu, l'amour de Dieu qui a fait tant de grands saints et de grands esprits, et que ce siècle malheureux ne conna?t plus, viendrait jeter la lumière de la synthèse sur les diverses parties de mon oeuvre. Oui, je dirais à Dieu: Tu es souverainement juste, souverainement bon; tu n'as pas pu asservir, dans tes sublimes desseins, l'esclave au ma?tre, le pauvre au riche, le faible au fort, la femme à l'homme par conséquent; et je saurais alors établir ces différences qui marquent les sexes de signes divins, et qui les revêtent de fonctions diverses sans élever l'un au-dessus de l'autre dans l'ordre des êtres humains. Mais je ne sais point expliquer ces différences, et je ne suis assez lié avec aucune femme pour qu'elle puisse m'ouvrir son ame et m'éclairer sur ses véritables aptitudes. étudierai-je la femme seulement dans l'histoire? Mais l'histoire n'a enregistré que de puissantes exceptions. Le r?le de la femme
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