Isidora | Page 2

George Sand
lumière que je porterai dans toutes les parties de mon oeuvre et que j'en ferai jaillir. Je me sens un peu ranimé par cette espérance... J'ignore si c'est le froid, le ciel noir et le vent, qui siffle sur ces toits, qui tiennent mon ame captive; mais il y a des moments où je n'ai plus confiance en moi-même, et où je me demande sérieusement si je ne ferais pas mieux de planter des choux que de m'égarer ainsi dans les apres sentiers de la métaphysique.

CAHIER N°1. TRAVAIL.
QUATRIèME QUESTION.
_Quelle sera l'éducation des enfants_ dans ma république idéale?
C'est-à-dire d'abord _à qui sera confiée l'éducation des enfants?_
RéPONSE.
A l'état. La société est la mère abstraite et réelle de tout citoyen, depuis l'heure de sa naissance jusqu'à celle de sa mort. Elle lui doit... (Voir pour plus ample exposé, mon cahier numéro 3, où ce principe est suffisamment développé.)
INSTITUTION.
_La première enfance de l'homme sera exclusivement confiée à la direction de la femme._
QUESTION.
_Jusqu'à quel age?_
RéPONSE.
_Jusqu'à l'age de cinq ans._
C'est trop peu. Un enfant de cinq ans serait trop cruellement privé des soins maternels.
_Jusqu'à l'age de dix ans._
C'est trop. L'éducation intellectuelle peut et doit commencer beaucoup plus t?t.
RéPONSE.
_ A partir de l'age de cinq ans, jusqu'à celui de dix ans, l'éducation des males sera alternativement confiée à des femmes et à des hommes._
QUESTION.
_Quelle sera la part d'éducation attribuée à la femme?_
Je l'ai trop exclusivement supposée purement hygiénique. J'ai semblé admettre, dans le titre précédent, que l'homme seul pouvait donner l'enseignement scientifique. La femme ne doit-elle pas préparer, même avant l'age de cinq ans, cette jeune intelligence à recevoir les hauts enseignements de la science, de la morale et de l'art?
Cela me fait aussi songer que j'établis a priori une distinction arbitraire entre l'éducation des males et celle des femelles, presque dès le berceau. Il faudrait commencer par définir la différence intellectuelle et morale de l'homme et de la femme...

CAHIER N°2. JOURNAL.
27 décembre.
Cette difficulté m'a arrêté court; je vois que j'étais fou de vouloir passer à la quatrième question avant d'avoir résolu la troisième. Jamais je ne fus si pauvre logicien. Je gage que le froid me rend malade, et que je ne ferai rien qui vaille tant que soufflera ce vent du nord!
Lugubre Paris! mortel ennemi du pauvre et du solitaire! tout ici est privation et souffrance pour quiconque n'a pas beaucoup d'argent. Je n'avais pas prévu cela, je n'avais pas voulu y croire, ou plut?t je ne pouvais pas y songer, alors que l'ardeur du travail, la soif des lumières et le besoin impérieux de nager dans les livres me poussaient vers toi, Paris ingrat, du fond de ma vallée champêtre! A Paris, me disais-je, je serai à la source de toutes les connaissances; au lieu d'aller emprunter péniblement un pauvre ouvrage à un ami érudit par hasard, ou à quelque bibliothèque de province, ouvrage qu'il faut rendre pour en avoir un autre, et qu'il faut copier aux trois quarts si l'on veut ensuite se reporter au texte, j'aurai le puits de la science toujours ouvert; que dis-je, le fleuve de la connaissance toujours coulant à pleins bords et à flots pressés autour de moi! Ici je suis comme l'alouette qui, au temps de la sécheresse, cherche une goutte de rosée sur la feuille du buisson, et ne l'y trouve point. Là-bas, je serai comme l'alcyon voguant en pleine mer. Et puis, chez nous, on ne pense pas, on ne cherche pas, on ne vit point par l'esprit. On est trop heureux quand on a seulement le nécessaire à la campagne! On s'endort dans un tranquille bien-être, on jouit de la nature par tous les pores; on ne songe pas au malheur d'autrui. Le paysan lui-même, le pauvre qui travaille aux champs, au grand air, ne s'inquiète pas de la misère et du désespoir qui ronge la population laborieuse des villes. Il n'y croit pas; il calcule le salaire, il voit qu'en fait c'est lui qui gagne le moins, et il ne tient pas compte du dén?ment de celui qui est forcé de dépenser davantage pour sa consommation. Ah! s'il voyait, comme je les vois à présent, ces horribles rues noires de boue, où se reflète la lanterne rougeatre de l'échoppe! S'il entendait siffler ce vent qui, chez nous, plane harmonieusement sur les bois et sur les bruyères, mais qui jure, crie, insulte et menace ici, en se resserrant dans les angles d'un labyrinthe maudit, et en se glissant par toutes les fissures de ces toits glacés! S'il sentait tomber sur ses épaules, sur son ame, ce marteau de plomb que le froid, la solitude et le découragement nous collent sur les os!
Le bonheur, dit-on, rend égo?ste... Hélas! ce bonheur réservé aux uns au détriment des autres doit rendre tel, en effet. O mon Dieu! le bonheur partagé, celui qu'on trouverait en travaillant au bonheur
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