Isabelle | Page 6

André Gide
Là, protégé contre le soleil par un buisson d'arbres-à-plumes, se trouvait un banc où Monsieur Floche m'invita à m'asseoir. Puis tout-à-coup:
--L'abbé Santal vous a-t-il dit que mon beau-frère est un peu ...? Il n'acheva pas, mais se toucha le front de l'index.
Je fus trop interloqué pour pouvoir trouver rien à répondre. Il continua:
--Oui, le baron de Saint-Auréol, mon beau-frère; l'abbé ne vous l'a peut-être pas dit plus qu'à moi ... mais je sais néanmoins qu'il le pense; et je le pense aussi ... Et de moi, l'abbé ne vous a pas dit que j'étais un peu ...?
--Oh! Monsieur Floche, comment pouvez-vous croire?...
--Mais, mon jeune ami, dit-il en me tapant familièrement sur la main, je trouverais cela tout naturel. Que voulez-vous? nous avons pris ici des habitudes, à nous enfermer loin du monde, un peu ... en dehors de la circulation. Rien n'apporte ici de ... diversion; comment dirais-je? oui. Vous êtes bien aimable d'être venu nous voir--et comme j'essayais un geste:--je le répète: bien aimable, et je le récrirai ce soir à mon excellent ami Desnos; mais vous vous aviseriez de me raconter ce qui vous tient au coeur, les questions qui vous troublent, les problèmes qui vous intéressent ... je suis s?r que je ne vous comprendrais pas.
Que pouvais-je répondre? Du bout de ma canne je grattais le sable ...
--Voyez-vous, reprit-il, ici nous avons un peu perdu le contact. Mais non, mais non! ne protestez donc pas; c'est inutile. Le baron est sourd comme une calebasse; mais il est si coquet qu'il tient surtout à ne pas le para?tre; il feint d'entendre plut?t que de faire hausser la voix. Pour moi, quant aux idées du jour, je me fais l'effet d'être tout aussi sourd que lui; et du reste je ne m'en plains pas. Je ne fais même pas grand effort pour entendre. A fréquenter Massillon et Bossuet, j'ai fini par croire que les problèmes qui tourmentaient ces grands esprits sont tout aussi beaux et importants que ceux qui passionnaient ma jeunesse ... problèmes que ces grands esprits n'auraient pas pu comprendre sans doute ... non plus que moi je ne puis comprendre ceux qui vous passionnent aujourd'hui ... Alors, si vous le voulez bien, mon futur collègue, vous me parlerez de préférence de vos études, puisque ce sont les miennes également, et vous m'excuserez si je ne vous interroge pas sur les musiciens, les poètes, les orateurs que vous aimez, ni sur la forme de gouvernement que vous croyez la préférable.
Il regarda l'heure à un oignon attaché à un ruban noir:
--Rentrons à présent, dit-il en se levant. Je crois avoir perdu ma journée quand je ne suis pas au travail à dix heures.
Je lui offris mon bras qu'il accepta, et comme, à cause de lui, parfois, je ralentissais mon allure:
--Pressons! Pressons! me disait-il. Les pensées sont comme les fleurs, celles qu'on cueille le matin se conservent le plus longtemps fra?ches.
La bibliothèque de la Quartfourche est composée de deux pièces que sépare un simple rideau: une, très exigu? et surhaussée de trois marches, où travaille Monsieur Floche, à une table devant une fenêtre. Aucune vue; des rameaux d'orme ou d'aulne viennent battre les carreaux; sur la table, une antique lampe à réservoir, que coiffe un abat-jour de porcelaine vert; sous la table, une énorme chancelière; un petit poêle dans un coin, dans l'autre coin, une seconde table; chargée de lexiques; entre deux, une armoire aménagée en cartonnier. La seconde pièce est vaste; des livres tapissent le mur jusqu'au plafond; deux fenêtres; une grande table au milieu de la pièce.
--C'est ici que vous vous installerez, me dit Monsieur Floche;--et, comme je me récriais:
--Non, non; moi, je suis accoutumé au réduit; à dire vrai, je m'y sens mieux; il me semble que ma pensée s'y concentre. Occupez la grande table sans vergogne; et, si vous y tenez, pour que nous ne nous dérangions pas, nous pourrons baisser le rideau.
--Oh! pas pour moi, protestai-je; jusqu'à présent, si pour travailler j'avais eu besoin de solitude, je ne ...
--Eh bien! reprit-il en m'interrompant, nous le laisserons donc relevé. J'aurai, pour ma part, grand plaisir à vous apercevoir du coin de l'oeil. (Et, de fait, les jours suivants, je ne levais point la tête de dessus mon travail sans rencontrer le regard du bonhomme, qui me souriait en hochant la tête, ou qui, vite, par crainte de m'importuner, détournait les yeux et feignait d'être plongé dans sa lecture.)
Il s'occupa tout aussit?t de mettre à ma facile disposition les livres et les manuscrits qui pouvaient m'intéresser; la plupart se trouvaient serrés dans le cartonnier de la petite pièce; leur nombre et leur importance dépassait tout ce que m'avait annoncé M. Desnos; il m'allait falloir au moins une semaine pour relever les précieuses indications que j'y trouverais. Enfin M. Floche ouvrit, à c?té du cartonnier, une très
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