Ida et Carmelita | Page 9

Hector Malot
à se demander comment, en un quart
d'heure, elle avait pu improviser ce charmant costume de montagne, qui
était un vrai chef-d'oeuvre longuement médité par l'illustre Faugeroles,
et sans qu'il se dit qu'il était assez étrange, alors qu'elle ne devait pas
faire d'excursion, qu'elle eût dans ses bagages des objets aussi peu
appropriés à une toilette ordinaire que des guêtres et une canne.
--Et où vous plaît-il que nous allions? demanda-t-il après avoir marché
pendant quelques minutes près d'elle.

--Mais où vous voudrez, dans la montagne, droit devant nous. Quand
vous viendrez, dans l'Apennin, si jamais vous nous faites le plaisir de
nous visiter à Belmonte, je vous guiderai; ici guidez-moi vous-même,
car je ne connais rien. Tout ce que je désire, c'est aller le plus loin
possible, le plus haut que nous pourrons monter.
Ils quittèrent bientôt le chemin pour prendre un sentier qui courait sur
le flanc de la montagne en côtoyant le ravin et en coupant à travers des
pâturages et des bois de sapins.
Personne dans ce sentier, personne dans les bois; sur les pentes des
pâturages, quelques vaches qui paissaient l'herbe verte ou qui venaient
boire à des auges creusées dans le tronc d'un pin et qui, en marchant
lentement, faisaient sonner leurs clochettes.
Ils avançaient, côte à côte, et quand le sentier devenait trop étroit pour
deux, il prenait la tête, se retournant alors de temps en temps pour voir
si elle le suivait.
Elle marchait dans ses pas, sur ses talons, et quand un filet d'eau rendait
les pierres du sentier glissantes, il n'avait qu'à étendre le bras pour lui
prendre la main et l'aider à sauter de caillou en caillou, ce qu'elle faisait
d'ailleurs légèrement, sûrement, sans hésitation, en riant lorsqu'elle
éclaboussait l'eau du bout de son bâton.
La journée était radieuse, et le soleil, qui s'était déjà élevé dans un beau
ciel sans nuage, avait dissipé les vapeurs du matin, qui ne persistaient
plus que dans quelques vallons abrités, où elles rampaient le long des
rochers et des arbres comme des fumées légères.
Devant eux, la montagne se dressait comme une barrière de rochers
pour former l'amphithéâtre de Jaman et des monts de Vevey; derrière
eux, le lac brillait comme un immense miroir.
En marchant, ils devisaient du spectacle qu'ils avaient sous les yeux, et
Carmelita comparait ces montagnes à celles au milieu desquelles s'était
écoulée son enfance.

De là un inépuisable sujet de conversation.
Ils montèrent ainsi pendant près de deux heures sans qu'elle se plaignît
de la fatigue ou demandât à se reposer.
Mais la matinée s'avançait et l'heure du déjeuner approchait.
Il avait emporté dans son sac du pain et de la viande froide, et il
comptait sur une source qu'il connaissait pour leur donner de l'eau.
Bientôt ils arrivèrent à cette source, et pour la première fois ils
s'assirent sur l'herbe.
--L'endroit vous déplaît-il?
--Bien au contraire, et choisi à souhait non seulement pour déjeuner,
mais encore pour causer librement en toute sûreté. Et précisément j'ai à
vous parler. C'est même dans ce but, si vous voulez bien me permettre
cet aveu, que je vous ai proposé cette promenade.
Alors elle se mit à sourire.
--Je vous étonne, dit-elle.
--Je l'avoue.
--Vous avez donc cru que je voulais tout simplement faire une
excursion dans ces montagnes?
--J'ai cru ce que vous me disiez.
--Ce que je vous disais était la vérité, mais ce n'était pas toute la vérité:
oui, j'avais grande envie de faire cette excursion pour le plaisir qu'elle
pouvait me donner; mais aussi j'avais grand désir de me ménager un
tête-à-tête avec vous, dans lequel je pourrai vous adresser une demande
pour moi très importante.
--Je vous écoute.

--Ah? maintenant rien ne presse, car je ne crains pas que notre
tête-à-tête soit troublé; déjeunons donc d'abord, ensuite je vous ferai
mes confidences. N'écouterez-vous pas mieux? Pour moi, je parlerai
plus facilement quand j'aurai apaisé mon appétit, car je meurs de faim.
Ouvrant son sac, il en tira les provisions et les ustensiles de table qu'il
renfermait.
Ces provisions et ces ustensiles étaient des plus simples: du pain, un
poulet froid et du sel; deux couteaux, deux verres et deux petites
serviettes; dans une gourde recouverte d'osier, du vin blanc d'Yverne.
Le couvert fut bien vite mis sur un quartier de rocher et ils s'assirent en
face l'un de l'autre.
--Pour le plaisir que je me promettais, dit-elle, je suis servie à souhait.
Et, tout en mordant du bout des dents un os de poulet elle promena
lentement les yeux autour d'elle.
Assurément il y a en Suisse beaucoup de montagnes plus célèbres que
ces pentes des dents de Naye et de Jaman, cependant il en est peu où la
vue puisse embrasser un panorama plus vaste, et surtout plus varié! tout
se trouve réuni, arrangé, disposé, composé, pour
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