Hyacinthe | Page 2

Alfred Assollant
besoin de vous pour vivre; il aime, on l'aime et il fera pour épouser notre belle Hyacinthe tous les actes respectueux qu'il faudra faire.
M. Bouchardy, d'un geste noble, interrompit son confrère:
--Vous vous trompez, mon ami. Notre fils Michel ne vous fera jamais d'actes respectueux. Il sait trop ce qu'il nous doit...
--Sait-il aussi, demanda Saumonet en riant, ce que vous lui devez? A-t il demandé des comptes de tutelle?
--Jamais!
--Sait-il, qu'au plus bas mot, vous lui devez, vous la mère et tutrice, plus de 80.000 fr., et que cet argent n'est pas perdu, que vous ne l'avez pas prêté aux Turcs ni aux Egyptiens, mais placé en bonnes rentes fran?aises, qui ne périront pas, car la France entière leur sert d'hypothèque?...
--Eh bien, Saumonet, est-ce que vous nous faites un crime de notre prudence? Si par une sage administration nous avons augmenté la fortune dont Michel héritera un jour..., après notre mort..., le plus tard possible..., est-ce un motif pour lui de nous manquer de respect et de braver notre volonté maternelle? Faut-il nous dépouiller du fruit de notre économie?... Et enfin, si nos conditions vous paraissent trop dures, si vous comptez sur la folle passion d'un fils dénaturé, si vous croyez qu'il osera nous envoyer des actes respectueux, allez faites; nous aurons le plaisir de voir M. Forestier, député de Creux-de-Pile, essayer d'introduire de force sa fille unique dans une famille honorable, nous verrons si cette fille elle-même y consentira, nous verrons surtout si sa mère, madame Rosine Forestier...
M. Bouchardy, mon patron, avait le souffle puissant et pouvait parler plusieurs minutes sans reprendre haleine, ce qui est, dit-on le signe distinctif des grands orateurs; mais M. Saumonet l'interrompit, car il était sec et piquant autant que l'autre était verbeux et majestueux.
--Enfin, demanda-t-il, que voulez-vous dire? Parlons franchement, et que chacun lache son dernier mot, car cinq heures vont sonner. Avez-vous des pleins pouvoirs pour traiter?
--J'en ai, répondit M. Bouchardy, subjugué par cette impétuosité.
--Moi aussi... Qui est-ce qui fait des difficultés pour ce contrat? ce n'est pas le jeune homme, je pense?
--Michel! Ah! Dieu, non! Il ne demande qu'à conclure, n'importe à quel prix, et qu'à emporter la jeune Hyacinthe au pays où fleurit l'oranger.
--Alors, c'est madame Bernard? Je comprends ?a... Elle avait l'argent de son fils et les clefs. Il faut les rendre. C'est dur. Le père en mourant avait laissé la jouissance de la moitié de sa fortune à sa femme, mais seulement jusqu'au mariage de son fils. S'il se marie, il faut y renoncer. C'est 6.000 francs par an, au moins. Demander une dot de 200.000 francs à M. Forestier, père de la future, c'est rompre le mariage, en feignant de soutenir avec trop de zèle les intérêts de Michel. Voilà pourquoi, Bouchardy, vous mettez des batons dans les roues. C'est l'ordre de la vieille dame que vous suivez?
M. Bouchardy se mit à rire et répliqua:
--Vous l'avez deviné Saumonet. Madame Bernard ne veut pas remettre à une bru le gouvernement de la maison; elle veut encore moins lacher la jouissance de 6.000 francs de rente que lui assure le testament de son mari, jusqu'au mariage de son fils, et si elle était forcée de laisser Michel se marier, elle veut lui vendre son consentement le plus cher possible.
--Michel le sait-il?
--Comme vous et moi. Mais, par respect, il feint de ne rien deviner de tous ces calculs. En revanche, il m'a chargé, lui aussi, de ses pleins pouvoirs, et s'il ne tient qu'à lui, tout sera bient?t terminé... A votre tour, maintenant, Saumonet, je vais confesser vos clients, comme vous avez confessé les miens.
--Faites, répliqua l'autre notaire.
--Qu'est-ce que le père Forestier donne pour dot à sa fille? 100.000 francs. Pas davantage.
--Sans doute, dit M. Saumonet, mais il en garde à peine autant pour lui-même.
--Et la fortune de sa femme, qui est de plus de 400.000 francs?
--Madame Forestier fait bourse à part. Elle administre elle-même ses revenus et n'en rend compte à personne. En revanche, elle se fait expliquer jusqu'au moindre centime l'emploi de l'argent de son mari. Elle le tient même si serré que le pauvre homme est obligé, de temps en temps, d'emprunter cinq ou six francs qu'il rembourse comme il peut, en faisant croire à la dame que ce sont des dépenses électorales.
--Donc, Saumonet, la femme ne voulait rien donner et le mari ne pouvant pas donner plus de cent mille francs, le mariage est rompu?
--Je le crains.
M. Bouchardy se mit à siffler en regardant le jardin, l'horizon bleu, d'un air de réflexion profonde:
--Au diable, les femmes poétiques! s'écria-t-il enfin.
--êtes-vous s?r, répliqua l'autre, que les femmes prosa?ques vaillent mieux?
--Et cependant, Seigneur, mon Dieu! il en faut, comme disait saint Augustin.
Cette pensée du plus éloquent et du plus inspiré des Pères de l'église ramena une douce gaieté sur le visage des deux notaires.
--Voyons, dit M. Bouchardy, c'est bien votre dernier
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