Horace | Page 4

George Sand

ne sais comment, Horace et moi, sur les bords du grand bassin, bras
dessus, bras dessous, causant comme de vieux amis, et ne sachant point
encore le nom l'un de l'autre; car si l'échange de nos idées générales
nous avait subitement rapprochés, nous n'étions pas encore sortis de
cette réserve personnelle qui précisément donne une confiance mutuelle

aux personnes bien élevées. Tout ce que j'appris d'Horace ce jour-là,
c'est qu'il était étudiant en droit; tout ce qu'il sut de moi, c'est que
j'étudiais la médecine. Il ne me fit de questions que sur la manière dont
j'envisageais la science à laquelle je m'étais voué, et réciproquement.
«Je vous admire, me dit-il au moment de me quitter, ou plutôt je vous
envie: vous travaillez, vous ne perdez pas de temps, vous aimez la
science, vous avez de l'espoir, vous marchez droit au but! Quant à moi,
je suis dans une voie si différente, qu'au lieu d'y persévérer je ne
cherche qu'à en sortir. J'ai le droit en horreur; ce n'est qu'un tissu de
mensonges contre l'équité divine et la vérité éternelle. Encore si
c'étaient des mensonges liés par un système logique! mais ce sont, au
contraire, des mensonges qui se contredisent impudemment les uns les
autres, afin que chacun puisse faire le mal par les moyens de perversité
qui lui sont propres! Je déclare infâme ou absurde tout jeune homme
qui pourra prendre au sérieux l'étude de la chicane; je le méprise, je le
hais!...»
Il parlait avec une véhémence qui me plaisait, et qui cependant n'était
pas tout à fait exempte d'un certain parti pris d'avance. On ne pouvait
douter de sa sincérité en l'écoutant; mais on voyait qu'il ne fulminait
pas ses imprécations pour la première fois. Elles lui venaient trop
naturellement pour n'être pas étudiées, qu'on me pardonne ce paradoxe
apparent. Si l'on ne comprend pas bien ce que j'entends par là, on
entrera difficilement dans le secret de ce caractère d'Horace, malaisé à
définir, malaisé à mesurer juste pour moi-même, qui l'ai tant étudié.
C'était un mélange d'affectation et de naturel si délicatement unis, que
l'on ne pouvait plus distinguer l'un de l'autre, ainsi qu'il arrive dans la
préparation de certains mets ou de certaines essences, où le goût ni
l'odorat ne peuvent plus reconnaître les éléments primitifs. J'ai vu des
gens à qui, dès l'abord, Horace déplaisait souverainement, et qui le
tenaient pour prétentieux et boursouflé au suprême degré. J'en ai vu
d'autres qui s'engouaient de lui sur-le-champ et n'en voulaient plus
démordre, soutenant qu'il était d'une candeur et d'un laisser-aller sans
exemple. Je puis vous affirmer que les uns et les autres se trompaient,
ou plutôt, qu'ils avaient raison de part et d'autre: Horace était affecté
naturellement. Est-ce que vous ne connaissez pas des gens ainsi faits,

qui sont venus au monde avec un caractère et des manières d'emprunt,
et qui semblent jouer un rôle, tout en jouant sérieusement le drame de
leur propre vie? Ce sont des gens qui se copient eux-mêmes. Esprits
ardents et portés par nature à l'amour des grandes choses, que leur
milieu soit prosaïque, leur élan n'en est pas moins romanesque; que
leurs facultés d'exécution soient bornées, leurs conceptions n'en sont
pas moins démesurées: aussi se drapent-ils perpétuellement avec le
manteau du personnage qu'ils ont dans l'imagination. Ce personnage est
bien l'homme même, puisqu'il est son rêve, sa création, son mobile
intérieur. L'homme réel marche à côté de l'homme idéal; et comme
nous voyons deux représentations de nous-mêmes dans une glace
fendue par le milieu, nous distinguons dans cet homme, dédoublé pour
ainsi dire, deux images qui ne sauraient se détacher, mais qui sont
pourtant bien distinctes l'une de l'autre. C'est ce que nous entendons par
le mot de seconde nature, qui est devenu synonyme d'habitude.
Horace, donc était ainsi. Il avait nourri en lui-même un tel besoin de
paraître avec tous ses avantages, qu'il était toujours habillé, paré,
reluisant, au moral comme au physique. La nature semblait l'aider à ce
travail perpétuel. Sa personne était belle, et toujours posée dans des
altitudes élégantes et faciles. Un bon goût irréprochable ne présidait pas
toujours à sa toilette ni à ses gestes; mais un peintre eût pu trouver en
lui, à tous les instants du jour, un effet à saisir, il était grand, bien fait,
robuste sans être lourd. Sa figure était très-noble, grâce à la pureté des
lignes; et pourtant elle n'était pas distinguée, ce qui est bien différent.
La noblesse est l'ouvrage de la nature, la distinction est celui de l'art;
l'une est née avec nous, l'autre s'acquiert. Elle réside dans un certain
arrangement et dans l'expression habituelle. La barbe noire et épaisse
d'Horace était taillée avec un dandysme qui sentait son quartier latin
d'une lieue, et sa forte chevelure d'ébène s'épanouissait avec une
profusion qu'un dandy véritable aurait eu le
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