aux
paysans dont elle sortait.
Le sacrifice que lui proposait Dumontet n'était rien moins que celui
d'une moitié de leur revenu. «Avec quinze cents francs, disait-il, nous
pouvons vivre et élever notre fille sous nos yeux, modestement; avec le
surplus de nos rentes, c'est-à-dire avec mes appointements, nous
pouvons entretenir Horace à Taris, sur un bon pied, pendant plusieurs
années.»
Quinze cents francs pour être à Paris sur un bon pied, à dix-neuf ans, et
quand on est Horace Dumontet!... Madame Dumontet ne reculait
devant aucun sacrifice; la digne femme eût vécu de pain noir et marché
sans souliers pour être utile à son fils et agréable à son mari; mais elle
s'affligeait de dépenser tout d'un coup les économies qu'elle avait faites
depuis son mariage, et qui s'élevaient à une dizaine de mille francs.
Pour qui ne connaît pas la petite vie de province, et l'incroyable
habileté des mères de famille à rogner et grappiller sur tontes choses, la
possibilité d'économiser plusieurs centaines d'écus par an sur trois mille
francs de rente, sans faire mourir de faim mari, enfants, servantes et
chats, paraîtra fabuleuse. Mais ceux qui mènent cette vie ou qui la
voient de près savent bien que rien n'est plus fréquent. La femme sans
talent, sans fonctions et sans fortune, n'a d'autre façon d'exister et
d'aider l'existence des siens, qu'en exerçant l'étrange industrie de se
voler elle-même en retranchant chaque jour, à la consommation de sa
famille, un peu du nécessaire: cela fait une triste vie, sans charité, sans
gaieté, sans variété et sans hospitalité. Mais qu'importe aux riches, qui
trouvent la fortune publique très-équitablement répartie! «Si ces gens-là
veulent élever leurs enfants comme les nôtres, disent-ils en parlant des
petits bourgeois, qu'ils se privent! et s'ils ne veulent pas se priver, qu'ils
en fassent des artisans et des manoeuvres!» Les riches ont bien raison
de parler ainsi au point de vue du droit social; au point de vue du droit
humain, que Dieu soit juge!
«Et pourquoi, répondent les pauvres gens du fond de leurs tristes
demeures, pourquoi nos enfants ne marcheraient-ils pas de pair avec
ceux du gros industriel et du noble seigneur? L'éducation nivelle les
hommes, et Dieu nous commande de travailler à ce nivellement.»
Vous aussi, vous avez bien raison, éternellement raison, braves parents,
au point de vue général; et malgré les rudes et fréquentes défaites de
vos espérances, il est certain que longtemps encore nous marcherons
vers l'égalité par cette voie de votre ambition légitime et de votre vanité
naïve. Mais quand ce nivellement des droits et des espérances sera
accompli, quand tout homme trouvera dans la société le milieu où son
existence sera non-seulement possible, mais utile et féconde, il faut
bien espérer que chacun consultera ses forces et se jugera, dans le
calme de la liberté, avec plus de raison et de modestie qu'on ne le fait, à
cette heure, dans la fièvre de l'inquiétude et dans l'agitation de la lutte.
Il viendra un temps, je le crois fermement, où tous les jeunes gens ne
seront pas résolus à devenir chacun le premier homme de son siècle ou
à se brûler la cervelle. Dans ce temps-là, chacun ayant des droits
politiques, et l'exercice de ces droits étant considéré comme une des
faces de la vie de tout citoyen, il est vraisemblable que la carrière
politique ne sera plus encombrée de ces ambitions palpitantes qui s'y
précipitent aujourd'hui avec tant d'âpreté, dédaigneuses de toute autre
fonction que celle de primer et de gouverner les hommes.
Tant il y a que madame Dumontet, qui comptait sur ses dix mille francs
d'économie pour doter sa fille, consentit à les entamer pour l'entretien
de son fils à Paris, se réservant d'économiser désormais pour marier
Camille, la jeune soeur d'Horace.
Voilà donc Horace sur le beau pavé de Paris, avec son titre de bachelier
et d'étudiant en droit, ses dix-neuf ans et ses quinze cents livres de
pension. Il y avait déjà un an qu'il y faisait ou qu'il était censé y faire
ses études lorsque je fis connaissance avec lui dans un petit café près le
Luxembourg, où nous allions prendre le chocolat et lire les journaux
tous les matins. Ses manières obligeantes, son air ouvert, son regard vif
et doux, me gagnèrent à la première vue. Entre jeunes gens on est
bientôt lié, il suffit d'être assis plusieurs jours de suite à la même table
et d'avoir à échanger quelques mots de politesse, pour qu'au premier
matin de soleil et d'expansion la conversation s'engage et se prolonge
du café au fond des allées du Luxembourg. C'est ce qui nous arriva en
effet par une matinée de printemps. Les lilas étaient en fleur, le soleil
brillait joyeusement sur le comptoir d'acajou à bronzes dorés de
madame Poisson, la belle directrice du café. Nous nous trouvâmes, je
Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.