une chatelaine encore blonde, jadis belle, et parlant, marchant, accueillant et congédiant d'une certaine fa?on, auprès de laquelle toutes les femmes que j'avais vues jusque-là me semblèrent des gardeuses de dindons. Cette dame était d'une ancienne famille; elle avait la taille d'une guêpe, les mains d'une vierge de Rapha?l, les pieds d'une sylphide, le visage d'une momie et la langue d'une vipère. Mais je me suis bien promis de ne jamais prendre une ma?tresse belle, aimable et jeune, à moins qu'elle n'ait ces pieds et ces mains-là, et surtout ces manières aristocratiques, et beaucoup de dentelles blanches sur des cheveux blonds.
--Mon cher Horace, lui dis-je, vous êtes encore loin du temps où vous aimerez, et peut-être n'aimerez-vous jamais.
--Dieu vous entende! s'écria-t-il. Si j'aime une fois, je suis perdu. Adieu ma carrière politique; adieu mon austère et vaste avenir! Je ne sais rien être à demi. Voyons, serai-je orateur, serai-je poète, serai-je amoureux?
--Si nous commencions par être étudiants? lui dis-je.
--Hélas! vous en parlez à votre aise, répondit-il. Vous êtes étudiant et amoureux. Moi, je n'aime pas, et j'étudie encore moins!?
III.
Horace m'inspirait le plus vif intérêt. Je n'étais pas absolument convaincu de cette force héro?que et de cet austère enthousiasme qu'il s'attribuait dans la sincérité de son coeur. Je voyais plut?t en lui un excellent enfant, généreux, candide, plus épris de beaux rêves que capable encore de les réaliser. Mais sa franchise et son aspiration continuelle vers les choses élevées me le faisaient aimer sans que j'eusse besoin de le regarder comme un héros. Cette fantaisie de sa part n'avait rien de déplaisant: elle témoignait de son amour pour le beau idéal. De deux choses l'une, me disais-je: ou il est appelé à être un homme supérieur, et un instinct secret auquel il obéit na?vement le lui révèle, ou il n'est qu'un brave jeune homme, qui, cette fièvre apaisée, verra éclore en lui une bonté douce, une conscience paisible, échauffée de temps à autre par un rayon d'enthousiasme.
Après tout, je l'aimais mieux sous ce dernier aspect. J'eusse été plus s?r de lui voir perdre cette fatuité candide sans perdre l'amour du beau et du bien. L'homme supérieur a une terrible destinée devant lui. Les obstacles l'exaspèrent, et son orgueil est parfois tenace et violent, au point de l'égarer et de changer en une puissance funeste celle que Dieu lui avait donnée pour le bien. D'une manière ou de l'autre, Horace me plaisait et m'attachait. Ou j'avais à le seconder dans sa force, ou j'avais à le secourir dans sa faiblesse. J'étais plus agé que lui de cinq à six ans; j'étais doué d'une nature plus calme; mes projets d'avenir étaient assis et ne me causaient plus de souci personnel. Dans l'age des passions, j'étais préservé des fautes et des souffrances par une affection pleine de douceur et de vérité. Je sentais que tout ce bonheur était un don gratuit de la Providence, que je ne l'avais pas mérité assez pour en jouir seul, et que je devais faire profiter quelqu'un de cette sérénité de mon ame, en la posant comme un calmant sur une autre ame irritable ou envenimée. Je raisonnais en médecin; mais mon intention était bonne, et, sauf à répéter les innocentes vanteries de mon pauvre Horace, je dirai que moi aussi, j'étais bon, et plus aimant que je ne savais l'exprimer.
La seule chose clairement absurde et blamable que j'eusse trouvée dans mon nouvel ami, c'était cette aspiration vers la femme aristocratique, en lui, républicain farouche, mauvais juge, à coup s?r, en fait de belles manières, et dédaigneux avec exagération des formes na?ves et brusques, dont il n'était certes pas lui-même aussi décrassé qu'il en avait la prétention.
J'avais résolu de lui faire faire connaissance avec Eugénie plus t?t que plus tard, m'imaginant que la vue de cette simple et noble créature changerait ses idées ou leur donnerait au moins un cours plus sage. Il la vit, et fut frappé de sa bonne grace, mais il ne la trouva point aussi belle qu'il s'était imaginé devoir être une femme aimée sérieusement. ?Elle n'est que bien, me dit-il entre deux portes. Il faut qu'elle ait énormément d'esprit.--Elle a plus de jugement que d'esprit, lui répondis-je, et ses anciennes compagnes l'ont jugée fort sotte.
Elle servit notre modeste déjeuner, qu'elle avait préparé elle-même, et cette action prosa?que souleva de dégo?t le coeur altier d'Horace. Mais lorsqu'elle s'assit entre nous deux, et qu'elle lui fit les honneurs avec une aisance et une convenance parfaites, il fut frappé de respect, et changea tout à coup de manière d'être. Jusque-là il avait écrasé ma pauvre Eugénie de paradoxes fort spirituels qui ne l'avaient même pas fait sourire, ce qu'il avait pris pour un signe d'admiration. Lorsqu'il put pressentir en elle un juge au lieu d'une dupe, il devint sérieux, et prit autant de peine pour para?tre grave,
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