Horace | Page 8

George Sand
de la politique.
--Mais, dans ce cas, que feriez-vous de cet enthousiasme qui vous dévore, de cette grandeur d'ame qui déborde en vous? Et quel aliment donneriez-vous à cette volonté de fer dont vous me faisiez un reproche de douter, il y a peu de jours??
Il prit sa tête entre ses deux mains, appuya ses coudes sur la barre qui sépare le parterre de l'orchestre, et resta plongé dans ses réflexions jusqu'au lever de la toile; puis il écouta le troisième acte d'Antony avec une attention et une émotion très-grandes.
?Et les passions! s'écria-t-il lorsque l'acte fut fini. Pour combien comptez-vous les passions dans la vie?
--Parlez-vous de l'amour? lui répondis-je. La vie, telle que nous nous la sommes faite, admet en ce genre tout ou rien. Vouloir être à la fois amant comme Antony et citoyen comme vous, n'est pas possible. Il faut opter.
--C'est bien justement là ce que je pensais en écoutant cet Antony si dédaigneux de la société, si outré contre elle, si révolté contre tout ce qui fait obstacle à son amour... Avez-vous jamais aimé, vous?
--Peut-être. Qu'importe? Demandez à votre propre coeur ce que c'est que l'amour.
--Dieu me damne si je m'en doute, s'écria-t-il en haussant les épaules. Est-ce que j'ai jamais eu le temps d'aimer, moi? Est-ce que je sais ce que c'est qu'une femme? Je suis pur, mon cher, pur comme une oie, ajouta-t-il en éclatant de rire avec beaucoup de bonhomie; et dussiez-vous me mépriser, je vous dirai que, jusqu'à présent, les femmes m'ont fait plus de peur que d'envie. J'ai pourtant beaucoup de barbe au menton et beaucoup d'imagination à satisfaire. Eh bien! c'est là surtout ce qui m'a préservé des égarements grossiers où j'ai vu tomber mes camarades. Je n'ai pas encore rencontré la vierge idéale pour laquelle mon coeur doit se donner la peine de battre. Ces malheureuses grisettes que l'on ramasse à la Chaumière et autres bergeries immondes, me font tant de pitié, que pour tous les plaisirs de l'enfer, je ne voudrais pas avoir à me reprocher la chute d'un de ces anges déplumés. Et puis, cela a de grosses mains, des nez retroussés; cela fait des pa-ta-qu'est-ce, et vous reproche son malheur dans des lettres à mourir de rire. Il n'y a pas même moyen d'avoir avec cela un remords sérieux. Moi, si je me livre à l'amour, je veux qu'il me blesse profondément, qu'il m'électrise, qu'il me navre, ou qu'il m'exalte au troisième ciel et m'enivre de voluptés. Point de milieu: l'un ou l'autre, l'un et l'autre si l'on veut; mais pas de drame d'arrière-boutique, pas de triomphe d'estaminet! Je veux bien souffrir, je veux bien devenir fou, je veux bien m'empoisonner avec ma ma?tresse ou me poignarder sur son cadavre; mais je ne veux pas être ridicule, et surtout je ne, veux pas m'ennuyer un milieu de ma tragédie et la finir par un trait de vaudeville. Mes compagnons raillent beaucoup mon innocence; ils font les don Juan sous mes yeux pour me tenter ou m'éblouir, et je vous assure qu'ils le font à bon marché. Je leur souhaite bien du plaisir; mais j'en désire un autre pour mon compte. A quoi songez-vous? ajouta-t-il en me voyant détourner la tête pour lui cacher une forte envie de rire.
--Je songe, lui dis-je, que j'ai demain à déjeuner chez moi une grisette fort aimable, à laquelle je veux vous présenter.
--Oh! que Dieu me préserve de ces parties-là! s'écria-t-il. J'ai cinq ou six de mes amis que je suis condamné à ne plus entrevoir qu'à travers le fant?me léger de leurs ménagères à la quinzaine. Je sais par coeur le vocabulaire de ces femelles. Fi, vous me scandalisez, vous que je croyais plus grave que tous ces absurdes compagnon! Je les fuis depuis huit jours pour m'attacher à vous, qui me semblez un homme sérieux, et qui, à coup s?r, avez des moeurs élégantes pour un étudiant; et voilà que vous avez une femme, vous aussi! Mon Dieu, où irai-je me cacher pour ne plus rencontrer de ces femmes-là?
--Il faudra pourtant vous risquer à voir la mienne. Je vous dis que j'y tiens, et que j'irai vous chercher si vous ne venez pas déjeuner demain avec elle chez moi.
--Si vous êtes dégo?té d'elle, je vous avertis que je ne suis pas l'homme qui vous en débarrasserai.
--Mon cher Horace, je vais vous rassurer en vous déclarant que si vous étiez tenté de la débarrasser de moi, il faudrait commencer par me couper la gorge.
--Parlez-vous sérieusement?
--Le plus sérieusement du monde.
--En ce cas, j'accepte votre invitation. J'aurai du plaisir à voir de plus près un véritable amour...
--Pour une grisette, n'est-ce pas, cela vous étonne?
--Eh bien! oui, cela m'étonne. Quant à moi, je n'ai jamais vu qu'une femme que j'aurais pu aimer, si elle avait eu vingt ans de moins. C'était une douairière de province,
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