Histoires incroyables, Tome II | Page 9

Jules Lermina
poulet.
Quelques murmures éclatent dans l'auditoire.
D.--Les deux jeunes gens s'étaient-ils disputés en votre présence?
R.--Oh! plusieurs fois; mais, vous savez, pour des bêtises. D'abord, il y
avait Beaujon qui me faisait toujours des scènes et se moquait de moi.
LE PRÉSIDENT, à l'accusé.--Il y a loin de ces affirmations à vos
déclarations d'indifférence.
BEAUJON.--La malheureuse ne comprend pas l'importance de ses
paroles. Elle me charge sans le vouloir.
LA GANGRELOT, vivement.--Comment! Comment! Je ne comprends
pas! Pourquoi dis-tu toujours que je ne suis qu'une bête? Je suis aussi
maligne que toi, et, de plus, je n'ai tué personne.
Le président l'invite au calme, puis poursuit cet interrogatoire, d'où il
semble ressortir que Beaujon lui a souvent témoigné une jalousie
exagérée. Quant à Defodon, il était très doux et n'a jamais prononcé une
parole malsonnante.
La fille Gangrelot va s'asseoir au banc des témoins, très satisfaite
d'elle-même et paraissant attribuer à la sympathie qu'elle inspire les
marques de curiosité railleuse de l'auditoire.

VI

Plusieurs témoins sont encore entendus. Mais ils ne font que confirmer
les détails consignés dans l'acte d'accusation au sujet des propos tenus
par Beaujon.
Deux dépositions ont le privilège de réveiller l'attention. On appelle M.
Defodon père.
M. Defodon est un vieillard, de taille moyenne, mais d'une maigreur
effrayante. Il est atteint d'un tic nerveux auquel son émotion donne
évidemment une force nouvelle. Sa tête et ses mains tremblent
continuellement, il ne peut se tenir sur ses jambes. On est obligé de lui
donner une chaise. Il parle à voix basse et par saccades.
Il pleure et, aux questions toutes bienveillantes du président, répond par
une peinture rapide et affectueuse du caractère de son fils. C'était, dit-il,
le meilleur enfant que l'on pût trouver; doux, bienveillant, charitable. Il
ne lui a jamais causé aucun chagrin. Le père ne tient aucun compte des
quelques folies de jeunesse qu'on pouvait reprocher à son fils. C'est une
monstruosité d'avoir tué un bon garçon comme cela.
Dans un élan fébrile, il adjure le tribunal de le venger et de se montrer
impitoyable.
On comprend l'effet que produisent sur l'auditoire ces quelques phrases,
empreintes de la passion paternelle. L'accusé lui-même, pour la
première fois, semble en proie à une vive émotion et se cache la tête
dans les mains.
Après M. Defodon, on entend le médecin chargé de l'autopsie du corps.
D'après lui, le sujet était faible; le système nerveux excitable. Une
pression violente a été exercée sur le cou, mais il pense que cette
pression n'a pas été assez forte pour déterminer la mort. Le cerveau
présentait des signes non équivoques de congestion. Le médecin pense
qu'il y a eu simultanéité entre la congestion et les violences exercées,
sans que cependant la connexion soit évidente; la strangulation semble
avoir été la cause déterminante de la congestion, mais non la seule
cause de la mort.

Quelques témoins sont rappelés et entendus de nouveau au sujet des
propos tenus par Beaujon dans plusieurs discussions. Ils affirment la
sincérité de leurs premières déclarations.
La parole est ensuite donnée au ministère public.
Je ne reproduirai pas ce discours, habilement composé, groupant avec
intelligence et d'une façon dramatique tous les faits établissant la
culpabilité de Beaujon.
Il termine ainsi:
«Depuis quelque temps les attentats contre les personnes viennent
chaque jour effrayer la société: hier encore, un joueur assassinait un de
ses compagnons de débauche. Aujourd'hui, c'est un crime dû à la
jalousie, à un amour forcené, aveugle, et pour qui? Vous avez entendu,
messieurs les jurés, vous avez entendu ces propos, empreints à la fois
de cynisme et d'insensibilité absolue. Les mauvaises passions ne
reculent devant aucune violence pour obtenir satisfaction. C'est alors,
messieurs les jurés, que doit intervenir la société, sans crainte comme
sans faiblesse. Un crime a été commis, sans excuse: car la passion
inspirée par la fille Gangrelot est de celle qu'on ne saurait trop flétrir;
un jeune homme, dont tous ceux qui le connaissent se plaisent à
affirmer la douceur, l'intelligence, un jeune homme dont vous avez vu
le père à cette barre, honorable vieillard que la mort de son fils a brisé,
un jeune homme a été assassiné... il vous appartient de frapper le
coupable, il vous appartient de relever le respect de la vie humaine et,
avec lui, le respect de tout ce qui élève l'âme, le travail et la religion.»
L'avocat de l'accusé portait un grand nom; il ne faillit pas à sa tâche.
Sans s'arrêter outre mesure aux déclarations même de Beaujon, qu'il
considérait comme empreintes d'une trop grande exagération dans le
sens de l'atténuation, il établissait que la scène avait dû ainsi se
développer:
Évidemment il ne s'était élevé--ce soir-là--aucune discussion entre les
deux amis; mais certains ressouvenirs donnaient à leurs rapports une
sorte d'acrimonie dont ni l'un ni l'autre ne se rendait suffisamment

compte. Defodon était dans un
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