Histoires incroyables, Tome II | Page 8

Jules Lermina
coup d'oeil jeté sur le cadavre, il est
tombé en faiblesse, sans proférer une parole. Le témoin connaissait fort
peu les deux jeunes gens et ne peut fournir sur leur caractère aucun
renseignement.

V
Après la déposition de M. de Lespériot, commissaire de police, dont les
constatations ne présentent aucun intérêt nouveau, on appelle la fille
Gangrelot (Annette).
Vive émotion dans l'auditoire; plusieurs personnes montent sur les
bancs pour voir l'héroïne. On crie de toutes parts: «Assis! assis!» Les
huissiers ont peine à rétablir l'ordre. Le président rappelle l'assistance
aux convenances, et menace, au cas où semblable tumulte se
renouvellerait, de faire évacuer la salle.
Annette Gangrelot, dit la Bestia, est âgée de vingt-huit ans. C'est une
grande fille, assez forte, aux allures décidées. Elle est très brune. Ses
cheveux sont plantés bas sur le front. Le visage est commun, quoique
assez beau. Elle a de grands yeux, la bouche épaisse, le nez fort et les
narines ouvertes. On voit sur ses lèvres des rudiments de moustaches.
Elle est vêtue d'une robe de soie, à carreaux rouges et noirs. On voit
qu'elle s'est mise en toilette. Un chapeau à peine visible est campé en
avant sur son crâne, et laisse déborder un chignon monstrueux. Elle ne
porte pas de gants, ses mains, assez blanches d'ailleurs, sont couvertes
de mitaines de dentelle noire. De taille élevée, elle porte en outre de
hauts talons effilés et, en approchant de la barre, elle trébuche. Ses
souliers découverts laissent voir un bas très blanc et un pied un peu fort.
Un caraco de soie noire complète cette toilette de mauvais goût.
L'accusé, en la voyant s'approcher, ne peut réprimer un sourire. Quant à
elle, elle paraît, malgré son assurance, un peu décontenancée et, pour la
prestation de serment, elle lève d'abord la main gauche, puis les deux
mains à la fois. Enfin, les formalités remplies, le président l'interroge.
D.--Veuillez, mademoiselle, de la façon la plus nette, et en respectant
les convenances, expliquer à MM. les jurés la nature des relations qui
vous unissaient à la victime.
Un huissier lui ayant indiqué où se trouve le jury, elle tourne

absolument le dos à l'accusé. Puis elle garde le silence. Le président se
voit dans la nécessité de procéder par voie d'interrogatoire:
D.--Depuis combien de temps connaissez-vous Beaujon?
R.--Depuis deux mois à peu près.
D.--Où avez-vous fait sa connaissance?
R.--À Bullier, où il était avec son ami.
D.--Quelle est la circonstance qui vous a mis en relation avec ces
messieurs?
R.--Oh! rien de particulier: ça s'est fait tout bonnement.
D.--N'est-ce pas Beaujon qui a été le premier votre amant?
La femme semble hésiter et chercher à rassembler ses souvenirs; puis:
--Je ne me rappelle pas trop bien. Pourtant, je crois que c'est Beaujon.
D.--Ne vous rappelez-vous aucune circonstance, par exemple une partie
de piquet dont vos faveurs auraient été l'enjeu?
R.--Oh! pour ça, non. Je n'aurais pas voulu d'abord. Ç'aurait été
m'insolenter.
Le président, s'adressant alors à l'accusé.
--Vous voyez. Le témoin dément votre récit.
BEAUJON.--Ce n'est pas pour rien qu'on l'appelle la Bestia; elle n'aura
pas compris.
LE PRÉSIDENT, à la fille Gangrelot.--Ces messieurs ne jouaient-ils
pas au piquet?
R.--Je crois que oui; mais ils jouaient la consomm.

BEAUJON, vivement et en souriant.--Tout compris.
LE PRÉSIDENT.--Voyons, mademoiselle, continuez.
LA GANGRELOT, avec colère.--Tout ça, c'est très désagréable. Est-ce
que je sais rien de rien dans toutes ces affaires-là? C'est pour faire
arriver des désagréments à quelqu'un qui ne leur a rien fait...
LE PRÉSIDENT.--Je vous prie de vous calmer. Beaujon ne vous
témoignait-il pas une grande affection?
R.--C'est vrai; il était bien gentil.
D.--Et Defodon?
R.--Oh! très gentil aussi.
D.--N'aviez-vous pas une préférence pour l'un ou pour l'autre? Je
regrette d'être obligé d'entrer dans de semblables détails, mais
messieurs les jurés comprennent toute l'importance de ce témoignage.
Donc, fille Gangrelot, répondez franchement. Nous faisons la part de
votre embarras. Cependant, il est nécessaire que vous ne cachiez
aucune des circonstances qui ont marqué ces relations?
R.--Beaujon était plus aimable que Defodon. Il me disait toujours qu'il
m'aimait bien: même une fois il m'a donné une bague. Pour Defodon, il
était un peu ours, et puis c'était pas un homme.
D.--Qu'entendez-vous par là?
R.--Une mauviette; pas plus de méchanceté qu'un mouton. Il avait
comme qui dirait un tremblement continuel...
D.--Beaujon ne vous a-t-il pas paru être jaloux de vos complaisances
pour Defodon?
R.--Dame, quelquefois ça ne lui allait pas. Mais moi, je fais ce que je
veux, et ce n'est pas un homme qui me mènera.

D.--Ne l'avez-vous pas entendu proférer des menaces contre Defodon?
R.--Non, jamais... si, pourtant! une fois, dans le café, où il a voulu me
ficher des coups, il voulait tout casser.
D.--Parlait-il de Defodon?
R.--Je ne me rappelle pas bien; mais s'il l'avait eu sous la main, il lui
aurait tordu le cou comme à un
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