ramené dans la chambre, ne put regarder en face le cadavre encore
chaud de sa victime. Il s'évanouit. Le commissaire de police du quartier
vint faire les premières constatations; puis l'autorité judiciaire se livra à
une longue et minutieuse enquête qui a révélé les faits suivants; les
détails recueillis jettent sur cette mystérieuse affaire une lumière qui ne
laisse aucune circonstance dans l'ombre.
«Jules Defodon est né à Rennes, le 1er mai 184... Il appartient à l'une
des meilleures familles du pays, et son père a occupé un siège élevé
dans la magistrature; il fut envoyé à Paris, il y a six ans, pour achever
ses études de droit. Sa conduite fut pendant longtemps exemplaire.
Mais peu à peu il se lia avec des jeunes gens de son âge, et ses
habitudes devinrent moins régulières. Nerveux et maladif, il se laissa
entraîner à des excès qui, sans cependant compromettre sérieusement
son avenir, influèrent sur la marche de ses études. Au nombre de ces
connaissances nouvelles, l'accusation signale Pierre Beaujon.
«L'homme qui est assis en ce moment sur le banc des accusés est né à
Paris; il est âgé de trois ans de moins que Defodon. Étudiant en droit, il
s'est signalé par son inexactitude aux cours, et ses échecs ont été
nombreux dans les examens qu'il a subis. Orphelin dès son enfance, il
n'a pas reçu les enseignements précieux de la famille. Rien cependant
n'eût prouvé en lui les tendances perverses qui devaient l'entraîner
jusqu'au crime, si une de ces liaisons, malheureusement trop fréquentes
dans le monde des jeunes gens, ne fût venue éveiller en lui des passions
violentes.
«Une de ces femmes qui se font un jeu de l'honneur des familles,
Annette Gangrelot, connue dans la société interlope sous le nom de la
Bestia, attira les hommages de Beaujon qui en devint éperdument
amoureux.
«Une rencontre fortuite la mit en relations avec Defodon, et elle ne
tarda pas à s'abandonner également à lui.
«De là surgit entre les deux jeunes gens une haine sourde, peu
apparente et qui devait éclater dans toute sa violence à la soirée du 23
avril.
«Annette Gangrelot partageait ses faveurs entre ses deux amis, qui se
cachaient l'un de l'autre avec un soin égal. Cependant Beaujon semble
s'être aperçu le premier des infidélités de sa maîtresse; le 15 mars, dans
un café du quartier latin, il s'écriait en parlant à cette fille: «Si tu me
trompais, je te tordrais le cou et puis ensuite à ton amant!»
«Une scène de violence se passa dans le même établissement quelques
jours après. Beaujon, étant ivre, voulut frapper la Gangrelot, et lui tint
ce langage odieux dont nous devons adoucir les termes: «Si _tu as des
relations_ avec quelqu'un, j'aime mieux que ce soit avec Defodon plutôt
qu'avec tout autre.» Mais en prononçant ces paroles il était dans un tel
état d'exaspération, que ses amis durent intervenir pour éviter un
malheur, c'est l'expression employée par un des témoins.
«Les explications données par l'accusé peuvent se résumer ainsi:
«Ni lui, ni Defodon n'éprouvaient pour la fille Gangrelot d'affection
sérieuse. Chacun d'eux connaissait parfaitement les relations que cette
femme avait avec son camarade, et c'était d'un commun accord qu'ils
s'amusaient, dit Beaujon, à feindre une jalousie qu'ils ne ressentaient
pas.
«Sans nous arrêter à l'immoralité profonde que révélerait une pareille
entente, d'ailleurs si peu naturelle et si invraisemblable, il convient
d'arrêter son attention sur quelques détails probants.
«Lors d'une perquisition faite dans la chambre de Beaujon, il a été
découvert une photographie de la fille Gangrelot, dont la tête avait été à
demi lacérée à coups de canif; de plus, une lettre, trouvée sur son
bureau, porte ces mots inachevés: «Tu m'enlèves la Bestia... tu me le
payeras!» Cette lettre était évidemment destinée à Defodon.
«Chez Defodon se trouvait une autre photographie de la même
personne, avec ces mots écrits de la main de la victime: «À toi mon
coeur! à toi ma vie!» Il est donc indiscutable que ces deux jeunes gens
éprouvaient pour la Gangrelot une passion réelle et que la jalousie les
animait. Quelques jours avant le crime, ils eurent une discussion assez
vive dans la pension où ils prenaient leurs repas; et Beaujon, saisissant
un couteau, s'écria en s'adressant à Defodon: «Je vais te dépouiller
comme un lapin!» Cette discussion semblait d'ailleurs n'avoir pour
prétexte qu'une plaisanterie; mais elle est évidemment l'indice d'un
antagonisme toujours prêt à éclater et à se traduire en violences.
«Que s'est-il donc passé dans la soirée du 23 avril? Defodon et Beaujon
étaient allés dîner ensemble à leur pension bourgeoise. Rien ne
paraissait indiquer une mésintelligence plus grande qu'à l'ordinaire. La
conversation roula sur divers sujets insignifiants. Defodon semblait mal
à l'aise; il parlait peu et se plaignait d'une sorte de faiblesse générale.
Était-il sous le coup d'un de ces pressentiments inexplicables, dont
Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.