Histoires incroyables, Tome II | Page 2

Jules Lermina
défaut caché de constitution;
jamais il ne fera connaître de lui-même une circonstance qui le rendrait
ridicule. Il préfère s'avouer criminel. Ceci est un des côtés de la
question; il peut arriver encore, et le fait se produit fréquemment, que
ces circonstances soient inconnues à l'accusé lui-même aussi bien qu'au
ministère public. Dans tout fait, quel qu'il soit, il se trouve des points
accessoires, dont l'influence latente n'en a pas moins de puissance. Les
acteurs du drame la subissent sans l'analyser, sans en avoir même
conscience...
--D'où vous concluez?...
--D'où je conclus que, si le coupable est condamné pour le fait matériel,
brutal, la connaissance de la vérité complète pourrait le plus souvent
modifier le verdict du jury, soit dans le sens de l'aggravation, soit, au
contraire, dans le sens de l'acquittement. Encore un mot: en France, le
système des circonstances atténuantes n'est point basé sur un autre
raisonnement. On a laissé à la conscience des jurés l'appréciation de
circonstances dont la matérialité ne s'impose pas...
Nous étions arrivés à la cour d'assises.
Maurice redevint grave et silencieux. Je me laissai guider.

Nous étions entrés des premiers: aussi pûmes-nous choisir nos places.
Ainsi qu'on le sait, le tribunal étant rangé sur une estrade, au fond de
l'hémicycle, l'accusé se place à droite, ayant devant lui son avocat; à
gauche, le procureur général ou son substitut; plus en avant, les jurés;
devant la cour, l'enceinte réservée aux témoins. Au milieu de cet espace
laissé libre, la table chargée des pièces dites à conviction.
Maurice se fit expliquer ces détails avant l'ouverture des débats.
--Plaçons-nous de telle sorte que nous puissions voir et l'accusé et les
témoins, seuls acteurs dont l'observation nous soit utile. Il est
malheureux que les témoins ne doivent nous apparaître que de dos.
Mais cet empêchement ne constitue pas une difficulté aussi importante
qu'elle le paraît au premier coup d'oeil. Dans une affaire d'où la passion
semble devoir être exclue, le seul point à noter--quant aux témoins--est
leur degré d'éducation et d'intelligence. Nous devons pouvoir jeter un
regard sur leur physionomie au moment où ils se rendent à la barre;
puis l'examen de leur costume fera le reste.
Nous nous installâmes donc, à gauche du tribunal, auprès de la tribune
des jurés. De là, nous pouvions voir en plein le visage de l'accusé.
Après les préliminaires d'usage, l'assassin fut introduit. Le mouvement
ordinaire, partie de curiosité, partie d'intérêt, se manifesta dans
l'assistance, compacte et composée en majorité de dames, dont
quelques-unes appartenaient à ce qu'on est convenu d'appeler la plus
haute société.
Rien de plus insignifiant d'ailleurs que l'accusé: il se pouvait définir
d'un mot: un beau garçon. Des cheveux châtains bouclant naturellement,
pommadés et séparés par une raie irréprochable. De grands yeux, trop
bien fendus, à cils longs: regard sans expression particulière. Une barbe
d'un beau châtain, taillée en éventail, peignée et frisée. Le nez droit, un
peu fort. La bouche encadrée par une moustache assez fournie. La lèvre
inférieure un peu épaisse. Le teint très clair. En résumé une de ces têtes
comme on en rencontre à chaque pas. Rien à signaler au point de vue
de l'expression, ni en bien ni en mal. Pour costume, redingote noire,
gilet montant, linge très blanc, col rabattu, dégageant le cou. Bonne

tenue, point de fanfaronnade, mais aussi peu de fermeté. Sur tous ses
traits, dans tous ses gestes, une sorte d'inquiétude étonnée. Grande
politesse pour les gendarmes. L'avocat s'étant retourné pour lui parler,
l'accusé rougit comme s'il eût été surpris de cette condescendance.
Le silence établi, le jury constitué, le greffier donna lecture de l'acte
d'accusation.
ACTE D'ACCUSATION
«Le 23 avril dernier, à neuf heures du soir, des cris se faisaient entendre
dans une chambre garnie de l'hôtel de Bretagne et du Périgord situé rue
des Grès, n° 27. Cette chambre, au deuxième étage, était occupée par
un jeune homme de vingt-six ans, Jules Defodon. En même temps que
retentissaient les cris, le bruit d'une lutte violente attirait l'attention des
voisins. Un instant après, la porte de la chambre s'ouvrait vivement, et
Pierre Beaujon s'élançait dans l'escalier, poussant des cris inarticulés, et
se précipitait vers la rue. Le concierge de la maison, M. Tremplier,
surpris de ces allures, préoccupé des cris entendus, s'opposait à sa sortie,
et, malgré ses efforts, le maintenait avec énergie. En même temps, les
voisins pénétraient dans la chambre d'où les bruits étaient partis. Là un
terrible spectacle frappait leurs regards. Jules Defodon gisait sur le
plancher, sur le dos, la face contractée, la physionomie convulsée
comme s'il eût, jusque dans la mort, jeté à son meurtrier une dernière et
suprême imprécation. Un homme de l'art, demeurant dans la maison,
fut aussitôt appelé.
«Le corps n'était vêtu que d'une chemise de nuit. Il portait au cou des
empreintes de doigts fortement serrés. Le nommé Pierre Beaujon,
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