Histoires incroyables, Tome II | Page 6

Jules Lermina
facilement l'impression défavorable produite sur l'auditoire et le jury par ces explications inconvenantes. Le président, en quelques paroles bien senties, invite l'accusé à se respecter lui-même et à respecter le tribunal.
--Qu'est-ce que vous voulez? reprend Beaujon, vous me demandez la vérité, je vous la dis. Vous avez affaire à des étudiants, qui ne valent pas moins que d'autres, qui sont de très honnêtes gar?ons, mais ne sont point des vestales.
D.--Vous cherchez à jeter sur la victime une défaveur qui rejaillit sur vous-même. Je vous engage à changer de système. La seule excuse de l'acte commis est, au contraire, dans une passion violente pour une créature qui, à tous égards, en para?t peu digne. Il est d'ailleurs établi par l'instruction que vous et Defodon cachiez avec le plus grand soin vos relations avec cette personne.
R.--Nous nous cachions si peu qu'on nous a vus, à tous moments, d?nant soit à trois, soit en partie carrée.
D.--Prétendez-vous que vous n'ignoriez pas les infidélités de la fille Gangrelot?
R.--Le mot est bien grand pour une bien petite chose. La Bestia étant de nature infidèle, nul n'a jamais eu la prétention de compter sur sa fidélité.
D.--Vous persistez dans ce système: et vous oubliez que toutes les circonstances démentent cette indifférence prétendue. Le 15 mars, vous vous écriez: Si la Bestia me trompait, je lui tordrais le cou...
R.--En effet, je crois me souvenir que je lui ai dit quelque chose comme cela. Mais vous pourrez lui demander à elle-même si jamais elle a considéré ces paroles comme une menace sérieuse. C'est là une de ces plaisanteries dont je ne prétends pas affirmer le bon go?t, mais qui s'entendent tous les jours au quartier Latin.
D.--On pourrait admettre cette explication, tout étrange qu'elle paraisse, si le même fait ne s'était plusieurs fois renouvelé. N'avez-vous pas eu, quelques jours plus tard, avec cette fille, une discussion des plus violentes? Vous avez voulu frapper celle que vous appelez la Bestia?
R.--J'étais un peu gris. Elle m'aura dit quelque impertinence, genre d'aménités dont ces dames ne sont pas avares, et, n'ayant pas bien la tête à moi, j'ai voulu la corriger un peu vivement...
D.--Je vous le répète, c'était évidemment par jalousie...
R.--Je vous répète à mon tour que c'est une erreur. Jamais je n'ai de ma vie été jaloux de cette brave fille, qui était bien libre de faire ce qu'elle voulait. Est-ce que d'ailleurs je pouvais l'entretenir? Elle venait nous trouver quand elle n'avait rien de mieux à faire...
D.--Ces expressions et ces explications témoignent d'une telle absence de moralité que je vous adjure pour la dernière fois d'abandonner ce système qui, pour votre dignité personnelle, est inacceptable et répugnant...
R.--Mon Dieu, monsieur le président, je n'ai pas la moindre intention de blesser qui ce soit: je ne fais pas l'apologie de nos moeurs. Il y a évidemment là un laisser-aller regrettable, et, comme vous le dites, un manque de dignité: je suis le premier à le reconna?tre. Mais, je l'avoue, j'aime mieux cent fois, en disant la vérité, m'exposer à un blame mérité, que de donner corps, par des aveux fictifs, à une accusation monstrueuse et que je repousse de toutes mes forces...
D.--Comment expliquez-vous la présence chez vous d'une carte photographique, portrait de la fille Gangrelot, dont le visage était en partie lacéré à coups de canif?--Greffier, faites passer cette photographie à messieurs les jurés...
R.--Si j'avais eu pour la Bestia la passion que vous m'attribuez, croyez-vous donc que je l'aurais ainsi traitée?...
D.--Justement, la jalousie explique cette violence.
R.--La jalousie... mais, encore une fois, je n'étais ni assez amoureux, ni assez niais pour être jaloux de cette fille.
D.--En admettant que vous fussiez aussi indifférent que vous le dites, il est néanmoins de la dernière évidence que l'affection de Defodon pour elle était réelle: il avait écrit sur une photographie ces mots explicites: à toi mon coeur! à toi ma vie!
R.--C'était une plaisanterie.
D.--Dans une scène qui a précédé le crime de quelques jours, vous avez menacé Defodon; vous étant emparé d'un couteau, vous vous êtes écrié: Je vais te dépioter comme un lapin.
R.--S'il est des témoins qui donnent une importance quelconque à ce propos, ils sont fous ou de mauvaise foi: ce n'était là qu'une menace faite en riant et dont, je vous l'affirme, Defodon n'était nullement effrayé.
D.--Malgré ces explications, il ressort de l'enquête que vous avez toujours été d'un caractère violent.
R.--Je ne suis pas un mouton, mais je ne suis pas un tigre.
D.--Je fais encore une fois appel à votre franchise: dans la soirée du 23 avril, une discussion s'est-elle, oui ou non, élevée entre vous et Defodon?...
R.--Non.
D.--Vous persistez à dire qu'il s'est jeté sur vous sans provocation, et que c'est seulement en vous défendant que vous lui avez donné la mort?
R.--Je le jure.
LE PRéSIDENT.--Messieurs les jurés apprécieront. Nous allons entendre les témoins.

IV
L'interrogatoire avait produit sur l'auditoire une pénible impression; plusieurs fois des murmures s'étaient élevés aux
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