essentiellement
nourrissante. Il n'était pas ce qu'on appelle un beau parleur,--une chose
horrible,--et d'ailleurs sa parole comme sa plume avaient horreur du
convenu; mais un vaste savoir, une linguistique puissante, de fortes
études, des impressions ramassées dans plusieurs pays faisaient de cette
parole un enseignement. Son éloquence, essentiellement poétique,
pleine de méthode, et se mouvant toutefois hors de toute méthode
connue, un arsenal d'images tirées d'un monde peu fréquenté par la
foule des esprits, un art prodigieux à déduire d'une proposition évidente
et absolument acceptable, des aperçus secrets et nouveaux, à ouvrir
d'étonnantes perspectives, et, en un mot, l'art de ravir, de faire penser,
de faire rêver, d'arracher les âmes des bourbes de la routine, telles
étaient les éblouissantes facultés dont beaucoup de gens ont gardé le
souvenir. Mais il arrivait parfois--on le dit, du moins,--que le poëte, se
complaisant dans un caprice destructeur, rappelait brusquement ses
amis à la terre par un cynisme affligeant et démolissait brutalement son
oeuvre de spiritualité. C'est d'ailleurs une chose à noter, qu'il était fort
peu difficile dans le choix de ses auditeurs, et je crois que le lecteur
trouvera sans peine dans l'histoire d'autres intelligences grandes et
originales, pour qui toute compagnie était bonne. Certains esprits,
solitaires au milieu de la foule, et qui se repaissent dans le monologue,
n'ont que faire de la délicatesse en matière de public. C'est, en somme,
une espèce de fraternité basée sur le mépris.
De cette ivrognerie,--célébrée et reprochée avec une insistance qui
pourrait donner à croire que tous les écrivains des États-Unis, excepté
Poe, sont des anges de sobriété,--il faut cependant en parler. Plusieurs
versions sont plausibles, et aucune n'exclut les autres. Avant tout, je
suis obligé de remarquer que Willis et Mme Osgood affirment qu'une
quantité fort minime de vin ou de liqueur suffisait pour perturber
complètement son organisation. Il est d'ailleurs facile de supposer qu'un
homme aussi réellement solitaire, aussi profondément malheureux, et
qui a pu souvent envisager tout le système social comme un paradoxe
et une imposture, un homme qui, harcelé par une destinée sans pitié,
répétait souvent que la société n'est qu'une cohue de misérables (c'est
Griswold qui rapporte cela, aussi scandalisé qu'un homme qui peut
penser la même chose, mais qui ne la dira jamais),--il est naturel, dis-je,
de supposer que ce poëte jeté tout enfant dans les hasards de la vie libre,
le cerveau cerclé par un travail âpre et continu, ait cherché parfois une
volupté d'oubli dans les bouteilles. Rancunes littéraires, vertiges de
l'infini, douleurs de ménage, insultes de la misère, Poe fuyait tout dans
le noir de l'ivresse comme dans une tombe préparatoire. Mais, quelque
bonne que paraisse cette explication, je ne la trouve pas suffisamment
large, et je m'en défie à cause de sa déplorable simplicité.
J'apprends qu'il ne buvait pas en gourmand, mais en barbare, avec une
activité et une économie de temps tout à fait américaines, comme
accomplissant une fonction homicide, comme ayant en lui quelque
chose à tuer, a worm that would not die. On raconte d'ailleurs qu'un
jour, au moment de se remarier (les bans étaient publiés, et comme on
le félicitait sur une union qui mettait dans ses mains les plus hautes
conditions de bonheur et de bien-être, il avait dit «Il est possible que
vous ayez vu des bans, mais notez bien ceci: je ne me marierai pas!»),
il alla, épouvantablement ivre, scandaliser le voisinage de celle qui
devait être sa femme, ayant ainsi recours à son vice, pour se débarrasser
d'un parjure envers la pauvre morte dont l'image vivait toujours en lui
et qu'il avait admirablement chantée dans son Annabel Lee. Je
considère donc, dans un grand nombre de cas, le fait infiniment
précieux de préméditation comme acquis et constaté.
Je lis d'autre part, dans un long article du Southern Literary
Messenger,--cette même revue dont il avait commencé la fortune,--que
jamais la pureté, le fini de son style, jamais la netteté de sa pensée,
jamais son ardeur au travail, ne furent altérés par cette terrible habitude;
que la confection de la plupart de ses excellents morceaux a précédé ou
suivi une de ses crises; qu'après la publication d'Eureka, il sacrifia
déplorablement à son penchant, et qu'à New-York, le matin même où
paraissait le Corbeau, pendant que le nom du poëte était dans toutes les
bouches, il traversait Broadway en trébuchant outrageusement.
Remarquez que les mots: précédé ou suivi, impliquent que l'ivresse
pouvait servir d'excitant aussi bien que de repos.
Or, il est incontestable que--semblables à ces impressions fugitives et
frappantes, d'autant plus frappantes dans leurs retours qu'elles sont
fugitives, qui suivent quelquefois un symptôme extérieur, une espèce
d'avertissement comme un son de cloche, une note musicale ou un
parfum oublié, et qui sont elles-mêmes suivies d'un événement
semblable à un événement déjà connu et qui occupait la même place
dans une chaîne
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