Histoires extraordinaires | Page 8

Edgar Allan Poe

enfant gâté, il avait toujours pour sa jeune, douce et adorée femme, et
pour tous ceux qui venaient, même au milieu de ses plus fatigantes
besognes littéraires, un mot aimable, un sourire bienveillant, des
attentions gracieuses et courtoises. Il passait d'interminables heures à
son pupitre, sous le portrait de sa Lénore, l'aimée et la morte, toujours
assidu, toujours résigné et fixant avec son admirable écriture les
brillantes fantaisies qui traversaient son étonnant cerveau incessamment
en éveil.--Je me rappelle l'avoir vu un matin plus joyeux et plus allègre
que de coutume. Virginia, sa douce femme, m'avait priée d'aller les voir
et il m'était impossible de résister à ces sollicitations... Je le trouvai
travaillant à la série d'articles qu'il a publiées sous le titre: the Literati
of New-York. «Voyez--me dit-il, en déployant avec un rire de triomphe
plusieurs petits rouleaux de papier (il écrivait sur des bandes étroites,
sans doute pour conformer sa copie à la justification des journaux),--je

vais vous montrer par la différence des longueurs les divers degrés
d'estime que j'ai pour chaque membre de votre gent littéraire. Dans
chacun de ces papiers, l'un de vous est peloté et proprement
discuté.--Venez ici, Virginia, et aidez-moi!» Et il les déroulèrent tous
un à un. À la fin, il y en avait un qui semblait interminable. Virginia,
tout en riant, reculait jusqu'à un coin de la chambre le tenant par un
bout, et son mari vers un autre coin avec l'autre bout. «Et quel est
l'heureux, dis-je, que vous avez jugé digne de cette incommensurable
douceur?--L'entendez-vous, s'écria-t-il, comme si son vaniteux petit
coeur ne lui avait pas déjà dit que c'est elle-même!»
«Quand je fus obligée de voyager pour ma santé, j'entretins une
correspondance régulière avec Poe, obéissant en cela aux vives
sollicitations de sa femme, qui croyait que je pouvais obtenir sur lui
une influence et un ascendant salutaires... Quant à l'amour et à la
confiance qui existaient entre sa femme et lui, et qui étaient pour moi
un spectacle délicieux, je n'en saurais parler avec trop de conviction,
avec trop de chaleur. Je néglige quelques petits épisodes poétiques dans
lesquels le jeta son tempérament romanesque. Je pense qu'elle était la
seule femme qu'il ait toujours véritablement aimée...»
Dans les Nouvelles de Poe, il n'y a jamais d'amour. Du moins Ligeia,
Éleonora, ne sont pas, à proprement parler, des histoires d'amour, l'idée
principale sur laquelle pivote l'oeuvre étant tout autre. Peut-être
croyait-il que la prose n'est pas une langue à la hauteur de ce bizarre et
presque intraduisible sentiment; car ses poésies, en revanche, en sont
fortement saturées. La divine passion y apparaît magnifique, étoilée
d'une irrémédiable mélancolie. Dans ses articles, il parle quelque fois
de l'amour, et même comme d'une chose dont le nom fait frémir la
plume. Dans the Domain of Arnheim, il affirmera que les quatre
conditions élémentaires du bonheur sont: la vie en plein air, l'amour
d'une femme, le détachement de toute ambition et la création d'un Beau
nouveau.--Ce qui corrobore l'idée de Mme Frances Osgood
relativement au respect chevaleresque de Poe pour les femmes, c'est
que, malgré son prodigieux talent pour le grotesque et l'horrible, il n'y a
pas dans toute son oeuvre un seul passage qui ait trait à la lubricité ou
même aux jouissances sensuelles. Ses portraits de femmes sont, pour

ainsi dire, auréolés; ils brillent au sein d'une vapeur surnaturelle et sont
peints à la manière emphatique d'un adorateur.--Quant aux petits
épisodes romanesques, y a-t-il lieu de s'étonner qu'un être aussi
nerveux, dont la soif du Beau était peut-être le trait principal, ait parfois,
avec une ardeur passionnée, cultivé la galanterie, cette fleur volcanique
et musquée, pour qui le cerveau bouillonnant des poëtes est un terrain
de prédilection?
De sa beauté personnelle singulière dont parlent plusieurs biographes,
l'esprit peut, je crois, se faire une idée approximative en appelant à son
secours toutes les notions vagues, mais cependant caractéristiques,
contenues dans le mot romantique, mot qui sert généralement à rendre
les genres de beauté consistant surtout dans l'expression. Poe avait un
front vaste, dominateur, où certaines protubérances trahissaient les
facultés débordantes qu'elles sont chargées de
représenter,--construction, comparaison, causalité,--et où trônait dans
un orgueil calme le sens de l'idéalité, le sens esthétique par excellence.
Cependant, malgré ces dons, ou même à cause de ces privilèges
exorbitants, cette tête vue de profil n'offrait peut-être pas un aspect
agréable. Comme dans toutes les choses excessives par un sens, un
déficit pouvait résulter de l'abondance, une pauvreté de l'usurpation. Il
avait de grands yeux à la fois sombres et pleins de lumière, d'une
couleur indécise et ténébreuse, poussée au violet, le nez noble et solide,
la bouche fine et triste, quoique légèrement souriante, le teint brun clair,
la face généralement pâle, la physionomie un peu distraite et
imperceptiblement grimée par une mélancolie habituelle.
Sa conversation était des plus remarquables et
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