repas de midi, un peu de tabac et quelques verres, -- en ne se
refusant pas grand chose -- son gain régulier s'amassait.
La pensée lui venait d'acheter des vêtements. Plusieurs courses chez les
fripiers des environs lui donnaient une idée exacte du prix des choses.
Trois objets le sollicitaient; d'abord des souliers, sur les siens les pièces
ne tenaient plus bien; ensuite une chemise, la sienne, en lambeaux et
moisie par place, aurait gagné à avoir une rechange permettant un
lavage et une réparation; enfin, une casquette. Ce troisième désir
surtout l'obsédait.
Il n'aurait osé l'avouer à personne, il ne s'agissait pas d'une casquette
ordinaire, celle qu'il avait étant assez bonne d'ailleurs, mais bien d'une
casquette neuve, flambante, qu'il avait vue à la devanture du chapelier
des chemins de fer. Le couvre-chef avait une calotte bleu-ciel et, au
turban de velours noir, était brodé, en lettres d'argent le mot :
"COMMISSIONNAIRE". Coiffé de la sorte, il lui semblait que sa
situation serait définitivement assise, que les pourboires seraient
forcément plus gros, qu'on le reconnaîtrait dans la rue et qu'il se
constituerait une clientèle attirée. Le marchand en demandait douze
francs, c'était beaucoup.
Le soir, après avoir fait ses comptes, sitôt qu'il était dans sa couverture,
il y pensait. Finalement, hésitant, il n'achetait rien; il se contentait
pendant le jour, après le déjeuner, de réparer les trous nouveaux de ses
effets par des reprises savantes, qu'il cousait péniblement, en tirant la
langue pour mieux faire, comme un enfant à ses premiers travaux
d'écriture.
Tout de même, quand il regardait en arrière, quels changements dans sa
vie d'avant. Maintenant ses jours passaient réguliers, tous pareils, sans
imprévu et sans inquiétude. A table, en s'asseyant, il lui arrivait d'avoir
bon appétit, mais il ne retrouvait plus jamais la désagréable sensation
de la faim. Autrefois, cette douleur lui était familière, de plus en plus
tenace, avec cette crampe particulière qu'elle déclanche en nous et qui
fait marcher, chercher, se fatiguer à mesure que les forces physiques
diminuent; il se rappelait les premières bouchées qu'on mange après
avoir eu faim, bouchées qui sont sans goût et qui font au passage,
quand on les avale, l'impression de corps étrangers ne se désagrégeant
pas.
Tout cela était loin, très loin même; une remarque du marchand de vins
chez qui il mangeait, le lui prouvait plus que tout. Le commerçant avait
dit à sa femme, un soir, devant lui, d'un de ses clients qui lui devait de
l'argent: "Ce n'est pas un travailleur comme moi ou comme
Plutarque"...
Ces mots l'avaient frappé! Ils étaient comme la coupure entre sa vie
vagabonde et sa vie de maintenant. Désormais son changement était
sorti de ses considérations sur lui-même; les autres aussi le constataient.
Ce fait donnait à sa situation présente une consécration et impliquait en
même temps pour elle une durée, un établissement, comme un vague
but atteint qui l'étonnait.
La destinée des êtres est une fantaisie, pensait-il, c'était pour en arriver
là qu'il avait fait ce chemin long, accidenté, fou surtout; qu'il avait vécu
toutes ses heures incertaines avec, si souvent, l'attente de la catastrophe
imminente et définitive. Il se rappelait les conseils d'un vieil ami de son
père:
- On fait sa vie... Choisis bien ta vocation!
Ces gens établis sont à mourir de rire; ce à quoi on est appelé, est-ce
qu'on peut le savoir jamais, avant d'être arrivé? Comme si ce n'était pas
la vie toute seule qui se chargeait de vous faire, et de vous faire encore
n'importe comment. Quelquefois, du bord des rivières, on voit flotter
des petits débris de bois; il en est qui filent tout droit, d'autres
disparaissent pour un moment, d'autres s'arrêtent sur les bords, d'autres
vont au fond après avoir ou n'avoir pas tourné sur eux-mêmes et ne
remontent plus. Sait-on pourquoi? Non, c'est ainsi, et voilà tout.
Somme toute, son existence passée aboutissait à faire de lui un vague
commissionnaire, domestique d'une auberge de dernier ordre, dans ce
quartier d'Auteuil qu'il avait à peine traversé deux fois auparavant. Les
choses, d'ailleurs, auraient pu tellement tourner autrement, sans même
chercher plus loin que cette fameuse nuit où il s'était payé une chambre
pour lui tout seul, à l'hôtel de la rue Caulaincourt, et où l'on aurait si
bien pu l'accuser d'avoir assassiné l'homme qui gisait dans le couloir.
IV
Il était arrivé ce matin de bonne heure au marché. La veille, la
cuisinière lui avait remis vingt francs pour les achats de légumes qu'on
trouvait peu pendant cette saison. Mais c'était vraiment tôt, les
marchandises n'étant pas déballées et les prix pas encore fixés. L'agent
de police de service devant la porte avait été changé; sans attacher à ce
dernier fait la moindre importance, Plutarque se ravisa, rebroussa
chemin et flâna un moment sur le trottoir.
Ce manège dut impressionner certainement
Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.