Histoires Grises | Page 4

E. Edouard Tavernier
arriva aux Gobelins. C'était là qu'il avait
pensé élire domicile, parce que quand on est gueux, à la différence des
bourgeois, on ne demeure pas dans une maison ou dans une rue, mais
dans un quartier tout entier. Dans le petit bar qui venait de s'ouvrir, il
avait presque pris cette décision, assis devant un vin blanc, lorsqu'un
souvenir lui revint. Un ancien camarade à lui, du temps où il était
étudiant, le fils d'un notaire de Provence, s'était établi crémier dans ce
quartier, après un mariage assez drôle avec Ginette, une grande brune
qui allait au Bullier. Celui-là avait hérité cinq mille francs d'une tante;
la fille, qui avait le sens de la vie, avait exigé l'abandon des carrières
libérales, en telle sorte que son époux n'avait descendu que de quelques
crans. Plutarque n'avait pas idée de l'endroit où se trouvent la boutique,
il avait appris seulement que les affaires de son ami marchaient et que
Ginette avait eu deux jumelles. Cette possibilité de les rencontrer était
encore trop pour lui; il prit brusquement le parti de s'installer ailleurs et
repartit aussitôt de ce pas lent, cadencé et rasant le sol qu'ont tous les
chemineaux du monde.
Le petit jour piquait quand il s'approchait d'Auteuil. Il avait suivi les
bords de la Seine. Une vague buée flottait sur le fleuve qui sentait la
marée. Le froid du premier matin pinçait. Plutarque se promena un
moment, puis, sous le regard d'un agent de police, passa la porte du
marché. Les boutiques étaient déjà installées. Les carottes, les choux,
les salades et les petites bottes de radis étaient bien rangés dans les
caisses de bois. Il y avait du poisson, de la boucherie, de la charcuterie,
du gibier, du fromage, des fruits, des fleurs, des asperges en branche, de
tout ce qui se mange, et en grande quantité, de quoi faire crever des
milliers de bedaines. Les vendeuses et les marchands parlaient
doucement, étaient sérieux; on sentait toute la gravité de ces actes de
vendre et d'acheter pour ce petit peuple de travailleurs.
Comme Plutarque était en train de considérer un chapelet de saucisses,
se demandant si on les mangeait crues et si on les vendait au détail, il
s'entendit appeler:

"Dites, l'homme, vous voudriez pas m'aider?..."
C'était une grosse cuisinière déjà vieille, une large figure épaisse et
résignée. Elle portait un panier plein sous un bras et deux autres vides
dans une main. Plutarque la débarrassa du tout et la suivit à travers les
petites allées, pendant qu'elle tâtait, marchandait et quelquefois achetait.
Son marché dura bien une heure. Plutarque s'étonnait qu'on pût avoir
besoin de tant, même dans une grosse maison. Il en avait bientôt plein
sa charge et avait dû enlever sa ceinture pour tenir deux fardeaux dans
une main.
- Maintenant c'est fini, dit la femme, suivez-moi.
Et elle le dirigea non loin de là vers le centre de la place d'où partait le
tramway.
En marchant, elle se plaignait du prix des choses.
- Et encore vous avez vu la première marchande, commentait-elle,
voulait me les faire vingt-cinq sous!
Plutarque avait appris à se mettre dans la peau des rôles; il répondit:
- Ne m'en parlez pas, c'est une misère, on ne sait plus, on ne sait plus...
et on a bien du mal.
La femme aima cette humilité approbative; elle aima la prévenance de
son porteur parce que, de lui-même, il avait offert d'attendre le tramway
pour faire passer les paniers. C'est pourquoi peut-être elle lui donna un
franc.
Quand le véhicule partit, Plutarque enleva poliment sa casquette. De
l'impériale la femme lui cria:
- "Si vous êtes là, demain...
La magie des mots est telle que cette phrase le troubla. Jusque-là,
Plutarque avait fait la comédie de circonstance: comme il jouait le
sans-travail assasin aux Champs-Elysées quand la nuit venait, ou le

pieux mendiant à la porte des églises et la gouape le matin à la sortie
des cabarets, il savait faire le malheureux. Maintenant dans les derniers
grincements et les appels du timbre qu'on entendait affaiblis, quand, au
bout de l'avenue, le tramway n'était plus qu'une miniature semblable à
un jouet d'enfant, il restait à arpenter le refuge.
Tant de temps s'était passé qu'on ne lui avait pas dit "à demain". Cette
idée qu'on accrochait sa vie du jour à celle qui viendrait, l'étonnait
d'abord; penser que la grosse femme ne s'était pas rendu compte de
l'instabilité de ses occupations finit par l'amuser. Il en sourit pendant
qu'il marchait.
La journée était belle, il poussa une pointe jusqu'à l'entrée du Bois;
derrière un bouquet d'arbres, une petite pelouse le tenta; son sommeil
avait du retard. Dans l'herbe encore humide, il s'allongea, la casquette
sur la figure, la pointe des pieds en l'air; il s'endormit.
Dans l'après-midi, à la sortie des courses, il fit quatre francs.
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 45
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.