Histoires Grises | Page 2

E. Edouard Tavernier
pour dormir, s'allonger sans qu'on vous marche dessus, ne rien voir, ne rien entendre, pouvoir ��tre avec soi, comme dans la ballade, mais couch��. Il faut dire que le dortoir, la grange ou l'asile, c'est bien �� cela qu'on se fait le moins.
Il marchait, chiquant ces id��es dans sa t��te, sans remarquer qu'il s'��loignait terriblement du marchand de vins et de l'h?tel garni qu'il s'��tait fix��. Il ne s'apercevait pas non plus de la pluie qui avait d��finitivement coll�� ses v��tements sur sa peau. Ses souliers beuglaient et giclaient si r��guli��rement dans sa marche, que leur chanson lui semblait naturelle comme le bruit d'une source ou le battement d'un moteur. D'une porte d'usine o�� elles attendaient, deux filles haut retrouss��es l'apostroph��rent:
- Il a de quoi barboter! dit l'une.
L'autre commenta:
- Mais non, Monsieur porte du tissu anglais.
Plutarque, dans un sourire, sans s'arr��ter, salua; son geste dut ��tre un peu trop courtois puisque les femmes d��contenanc��es ne trouv��rent rien �� ajouter.
Il retourna, avec le sens de l'orientation qu'ont les gens ayant souvent march�� sans but, dans la ville; sans savoir du tout o�� il ��tait, il prit �� gauche une petite rue d��serte et mal pav��e. Le trottoir d��fonc�� brillait par places sous les becs de gaz tremblotants. Des roues de voitures et des tonneaux qui sentaient l'acide ��taient rang��s sur les c?t��s; une balayeuse municipale tendait ses bras vers la lune. Plutarque parcourut de la m��me allure d'autres rues semblables; il ne se pressait pas, car personne ne l'attendait et puis il ne trouvait pas qu'il eut encore assez faim.

II
Le souper fut quelconque. Arriv�� tard, Plutarque, ne trouvant plus rien de pr��t, avait ��t�� oblig�� de se rabattre sur une cro?te garnier que la tenanci��re composa sur le champ et r��chauffa pour lui. La pate ��tait d��tremp��e et la sauce avait un go?t auquel il fallait s'habituer. Le d��bit ��tait presque vide. Seul, un mendiant dormait dans un coin en attendant la sortie des concerts. On n'entendait que le bec de gaz dont le manchon reniflait par intervalles r��guliers comme un enrhum��, pendant que montait et tombait la lumi��re.
Plutarque ne s'attarda pas. Il paya et sortit. Maintenant c'��tait la pens��e de la chambre qui le hantait. L'h?tel vers lequel il marchait n'avait pas de nom. C'��tait un immeuble long et bas, �� un ��tage seulement, une ��trange vieille maison qu'on ne r��parait plus, du temps o�� le quartier Caulaincourt ��tait de la p��riph��rie, vieille bicoque, que seule la sp��culation tenait encore debout sur ce terrain cher. Au-dessus de la porte ��troite s'��tendait un grand bras de fer o�� s'accrochait une lanterne blanche; sur la vitre cass��e on pouvait deviner le mot H?tel. Plutarque s'engouffra dans le corridor et monta quelques marches d'escalier jusqu'�� la loge puante o�� le m��nage patron couchait sur un lit bas. Le tenancier se leva, d��visagea son client comme quelqu'un qui craint "les affaires"; puis, ayant per?u la taxe pour la chambre et la chandelle, il indiqua:
- La quatri��me �� gauche en entrant.
Plutarque ��prouvait une sensation de bien-��tre en refermant la porte. Des murs! plus d'espace commun �� tous; pouvoir ��tendre son ��tre, renferm�� d'habitude en lui-m��me, jusqu'�� la limite d'une chambre si petite qu'elle f?t. Pouvoir faire ce qu'on veut, tranquillement, sans risquer aucun geste, aucune remarque, aucune r��flexion. De joie, il ��tira ses bras et cracha par terre, puis il s'��tendit sur le vague sommier, dont quelques ressorts jouaient encore, et se tint ��veill�� pour jouir de sa joie.
Il se rappelait qu'il avait d��j�� pass�� deux nuits dans une chambre semblable de cet h?tel, un an ou dix-huit mois avant, il n'��tait plus absolument s?r. Ses appr��hensions d'alors lui revenaient. C'��tait �� l'��poque descendante de sa carri��re: il avait trouv��, cette premi��re fois, la chambre crasseuse; l'odeur l'incommodait; les punaises le mordaient; il avait peur de la porte qui ne fermait pas, des bruits assourdis que l'on percevait �� travers l'��paisse cloison. Aujourd'hui il entendait partir des chambres voisines des vagissements qui avaient beaucoup de chance d'��tre de m��me nature que ceux jadis entendus; une autre g��n��ration de m��mes insectes s'appr��tait �� le travailler; les vieux relents tout au plus augment��s de puanteurs nouvelles flottaient entre les murs, et cependant il ��tait bien maintenant, n'avait nulle crainte et restait confondu de l'accoutumance et de la relativit��.
Sa m��moire n'avait rien oubli��, et pourtant quel chemin il avait fait! Ce soir, parce qu'il ��tait heureux, le pass�� triste lui revenait. Il le retrouvait sans orgueil, sans acrimonie, presque dans les m��mes dispositions o�� il avait re?u la pluie de tout �� l'heure. Il se revoyait tout enfant, propre, servi par des bonnes dans la petite maison d'Angers o�� il ��tait n��, et il se reconnaissait: ce n'��tait pas un autre, c'��tait bien lui. Il suivait parfaitement la continuit��, la vie de famille ordonn��e, o�� l'on ��conomisait en
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 44
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.