Histoire fantastique du célèbre Pierrot | Page 9

Alfred Assollant
ma chère princesse, ou je t'abats comme un sanglier.
--Et toi, dit Pantafilando transporté de colère, si tu ne prends pas la fuite, je vais te
prendre les oreilles.
A ces mots, levant son sabre, il en asséna sur Pierrot un coup furieux.
Pierrot l'évita par un saut de côté. Le sabre frappa sur la table de la salle à manger, la
coupa en deux, entra dans le plancher avec la même facilité qu'un couteau dans une motte
de beurre, descendit dans la cave, trancha la tête à un malheureux sommelier qui,
profitant du désordre général, buvait le vin de Schiraz de Sa Majesté, et pénétra dans le
sol à une profondeur de plus de dix pieds.
Pendant que le géant cherchait à retirer son sabre, Pierrot saisit une coupe de bronze qui
avait été ciselée par le célèbre Li-Ki, le plus grand sculpteur qu'ait eu la Chine, et la lança
à la tête du géant avec une roideur telle que, si au lieu de frapper le géant au front,
comme elle fit, elle eût frappé la muraille, elle y eût fait un trou pareil à celui d'un boulet
de canon lancé par une pièce de 48. Mais le front de Pantafilando était d'un métal bien
supérieur en dureté au diamant même. A peine fut-il étourdi du coup, et, sans s'arrêter à
dégager son sabre, il saisit l'un des trois généraux qui l'avaient suivi, et qui regardaient le
combat en silence, et le jeta sur Pierrot. Le malheureux Tartare alla frapper la muraille, et
sa tête fut écrasée comme une grappe de raisin mûr que foule le pied du vendangeur. A ce
coup, la reine et la princesse Bandoline, qui seules étaient restées dans la salle après la
fuite des dames de la cour, s'évanouirent de frayeur.
Pierrot lui-même se sentit ému. Tous les autres spectateurs, immobiles et blêmes,
s'effaçaient le long des murailles, et mesuraient de l'oeil la distance qui séparait les
fenêtres du fleuve Jaune qui coulait au pied du palais. Malheureusement, Pantafilando

avait fait fermer les portes dès le commencement du combat. Vantripan criait de toute sa
force:
--C'est bien fait, seigneur Pantafilando, tuez-moi ce misérable qui ose porter la main sur
mon gendre bien-aimé, sur l'oint du Seigneur!
Le prince Horribilis, non moins effrayé, priait Dieu à haute voix pour qu'il lançât sa
foudre sur ce téméraire, ce sacrilége Pierrot, qui osait attaquer son beau-frère et aimer sa
soeur.
--Lâches coquins, pensa Pierrot, si je meurs ils me feront jeter à la voirie, et si je suis
vainqueur, ils recueilleront le fruit de ma victoire! J'ai bien envie de les laisser là et de
faire ma paix avec Pantafilando. Rien n'est plus facile; mais faut-il abandonner
Bandoline?
Tout à coup il s'aperçut que sa belle princesse était évanouie. En même temps,
Pantafilando ouvrant la porte, criait à ses Tartares de venir à son secours. Je serais bien
fou de les attendre, dit Pierrot; et prenant son élan, d'une main il saisit sa bien-aimée par
le milieu du corps, de l'autre il ouvrit la fenêtre, puis s'élança dans le fleuve Jaune avec
Bandoline.
Son action fut si prompte et si imprévue que le géant n'eut pas le temps de s'y opposer. Il
vit avec une rage impuissante Pierrot nager jusqu'à la rive opposée, et là, rendre grâces au
ciel qui avait sauvé sa princesse et lui d'un épouvantable malheur.
Aux cris de Pantafilando, les cent mille Tartares mirent pied à terre en même temps et
montèrent dans le palais. On entendait sonner leurs éperons sur les degrés.
--Grand empereur, s'écria le premier qui parut sur le seuil de la porte, que voulez-vous?
Faut-il piller? faut-il tuer? faut-il brûler? nous sommes prêts.
--Tu arrives toujours trop tard, imbécile, lui cria le géant.
En même temps d'un soufflet il le fit pirouetter sur lui-même et le jeta sur le second,
celui-ci se renversa sur le troisième, le troisième sur le quatrième, et tous jusqu'au dernier
des cent mille tombèrent les uns sur les autres comme un château de cartes, tant ce
premier soufflet avait de force!
Quand ils se furent relevés:
--Prenez des barques, leur dit le géant, passez le fleuve, et courez sur Pierrot: vous me le
ramènerez mort ou vif. Si vous revenez sans lui, je vous couperai la tête à tous.
Ces paroles donnèrent du courage à tout le monde. On se précipita dans des bateaux, on
traversa le fleuve, on chercha la trace de Pierrot. On ne trouva rien.
Pierrot avait disparu ainsi que Bandoline. Les malheureux Tartares revinrent la tête basse
comme des chiens de chasse qui ont manqué le gibier. Pantafilando leur fit couper à tous

l'oreille droite, et fit jeter ces oreilles dans les rues pour effrayer les Chinois et leur
apprendre à quel nouveau maître ils avaient affaire.
Vantripan et Horribilis ne furent

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