Histoire dune jeune fille sauvage trouvée dans les bois à lâge de dix ans | Page 4

Charles-Marie de la Condamine
que sa compagne ne s'emparât de ce petit trésor, elle
porta la main dessus pour le ramasser, ce qui lui attira un si grand coup
de masse sur la main qu'elle en perdit l'usage dans le premier moment,
mais non la force de rendre avec l'autre à sa compagne un coup de son
arme sur le front qui l'étendit par terre poussant des cris horribles. Le
chapelet fut le prix de sa victoire; elle s'en fit un bracelet. Cependant,
touchée apparemment de compassion pour sa camarade, dont la plaie
saignoit beaucoup, elle courut chercher quelques grenouilles, en
écorcha une, lui colla la peau sur le front pour en arrêter le sang, &
banda la plaie avec une laniere d'écorce d'arbre, qu'elle arracha avec ses
ongles; après quoi elles se séparèrent, la blessée ayant pris son chemin

vers la rivière, & la victorieuse vers Songi.
On conçoit bien que tous ces détails ainsi que plusieurs de ceux qui
précédent & qui suivent, ou que je supprime, n'ont pû être rendus par
Mademoiselle le Blanc que depuis qu'elle a pû s'expliquer en François;
mais quant au fait principal du combat des deux petites filles, c'est un
des premiers dont on a été informé. On avoit vû deux enfans passer la
rivière à la nage, ainsi qu'on l'a rapporté plus haut, on ne put donc
manquer de demander au moins par signes à la petite le Blanc, aussi-tôt
après sa prise, & dans un tems où la mémoire du fait étoit bien récente,
ce qu'étoit devenue sa compagne? elle répondit par signes, sans doute,
& en répétant aussi les expressions que peut-être on lui suggéroit,
qu'elle l'avoit fait rouge, pour dire qu'elle avoit fait couler son sang;
expression qu'on a beaucoup répétée dans le tems, & dont il n'est
cependant fait aucune mention dans la Lettre imprimée dans le Mercure
de France[3], dattée de Châlons du 9 Décembre 1731, c'est-à-dire
environ deux mois après la prise de la jeune Sauvage, qui ne savoit
encore, dit l'Auteur de cette Lettre, que quelques mots François mal
articulés, dont il rapporte quelques-uns.
[3] Voyez cette Lettre ci-après, Nº. 2.
Je n'ai pû rien découvrir de certain touchant le sort de la compagne de
Mlle. le Blanc. M. de L.. ci-devant Gouverneur des enfans du Vicomte
d'Epinoy, rapporte, que lorsqu'il a connu cette dernière, deux ans après
sa prise, on disoit dans le païs qu'on avoit trouvé l'autre petite fille
morte à quelques lieues de l'endroit où elles s'étoient battues. Mlle. le
Blanc, sans dire qu'elle fût morte ou non, dit avoir appris qu'on l'avoit
trouvée aux environs de Toul en Lorraine. Il faudroit pour cela que
dangereusement blessée comme elle étoit, elle eût repassé la Marne à la
nage, ce qui n'est guères vraisemblable, non plus que ce que Mlle. le
Blanc croit avoir oui dire, qu'on avoit trouvé sur cette enfant, qui étoit
plus grande & plus âgée qu'elle, quelques papiers qui pouvoient donner
des éclaircissemens sur leurs avantures précédentes. La Lettre déja
citée, écrite dans un temps fort voisin de l'événement, dit seulement,
qu'on avoit revû la petite négresse auprès de Cheppe, Village voisin de
Songi, d'où elle avoit ensuite disparu. Quoiqu'il en soit, on n'en a plus

entendu parler depuis.
Il y a beaucoup plus d'obscurité encore sur ce qui a précédé l'arrivée de
ces deux enfans en Champagne, Mlle. le Blanc n'en conserve que des
souvenirs éloignés & confus. Je rapporterai cependant tout ce que j'ai
pû tirer d'elle par les différentes questions que je lui ai faites à loisir &
en différens tems, depuis que je la connois, & je tacherai d'en tirer des
conjectures vraisemblables sur le païs où elle est née, & sur les
avantures qui ont pû la conduire en Champagne. Revenons à la suite de
son histoire.
Les cris de gorge qui lui servoient de langage, ne furent pas, je pense, le
plus rare sujet des mauvais traitemens qu'elle eut quelquefois à essuyer.
C'étoit quelque chose d'effrayant, surtout ceux de colère ou de frayeur:
j'en puis juger sur un des plus petits de joie ou d'amitié qu'elle contrefit
devant moi, & qui n'auroit pas laissé de m'épouvanter si je n'eusse été
prévenue. Mais les plus terribles étoient lorsque par une horreur qui lui
étoit naturelle, quelqu'un qu'elle ne connoissoit pas, l'approchoit &
vouloit la toucher: on en vit une rude expérience chez M. de Beaupré,
aujourd'hui Conseiller d'État, & alors Intendant de Champagne. Il
s'étoit fait amener la petite Sauvage chez lui, peu de temps après qu'elle
eut été déposée à l'Hôpital-général de St. Maur à Châlons, ou son
Extrait baptistaire[4] fait foi qu'elle entra le 30 Octobre 1731. Un
homme à qui on rapportoit l'horreur qu'elle avoit d'être touchée, se fit
fort néanmoins de l'embrasser, malgré tout ce qu'on put lui dire du
risque qu'il couroit en l'approchant,
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 21
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.