Histoire dune jeune fille sauvage trouvée dans les bois à lâge de dix ans | Page 3

Charles-Marie de la Condamine
est prompte &
singulière; quoique de longues maladies & le défaut d'usage depuis
bien des années lui ayent fait perdre une partie de son agilité. Ce ne
sont point des enjambées, ses pas ne sont ni formés ni distincts comme
les nôtres; c'est une espece de piétinement précipité qui échappe à la

vûe; c'est moins marcher que glisser, en tenant les pieds l'un derrière
l'autre. A peine il est possible de distinguer de mouvement dans son
corps & dans ses pieds, & encore moins de la suivre. Ce petit essai qui
ne fut rien, puisqu'il se fit dans une salle de peu d'étendue, me persuada
néanmoins de ce qu'elle m'avoit dit auparavant, que même plusieurs
années depuis sa prise, elle attrapoit encore le gibier à la course, &
qu'on en avoit fait voir la preuve à la Reine de Pologne, mere de la
Reine; probablement en 1737, lorsqu'elle alla prendre possession du
Duché de Lorraine. Cette Princesse passant à Châlons, on lui parla de la
jeune Sauvage qui étoit alors dans la Communauté qu'on appelle des
Régentes, & on la lui amena: elle étoit aprivoisée depuis quelques
années; mais son humeur, ses manières, & même sa voix & sa parole,
ne paroissoient être, à ce qu'elle assure, que d'une petite fille de quatre à
cinq ans. Le son de sa voix étoit aigu & perçant quoique petit, ses
paroles brèves & embarassées, telles que d'un enfant qui ne sçait pas
encore les termes pour exprimer ce qu'il veut dire: enfin ses gestes &
façons d'agir familières & enfantines, montroient qu'elle ne distinguoit
encore que ceux qui lui faisoient le plus de caresses. La Reine de
Pologne l'en accabla; & sur ce qu'on lui apprit de sa légéreté à la course,
cette Princesse voulut qu'elle l'accompagnât à la chasse. Là se voyant
en liberté, & se livrant à son naturel, la jeune Fille suivoit à la course
les lièvres ou lapins qui se levoient, les attrapoit & revenoit du même
pas, les apporter à la Reine. Cette Princesse témoigna quelque désir de
l'emmener avec elle pour la placer dans un Couvent à Nancy; mais elle
en fut detournée par les personnes qui avoient soin de son instruction
dans le Couvent de Châlons, où feu Mgr. le Duc d'Orleans payoit alors
Sa pension. La Reine de Pologne se contenta de promettre d'écrire en sa
faveur à la Reine de France sa fille, en lui envoyant une plante à
plusieurs branches de fleurs artificielles que lui avoit présenté la jeune
Sauvage, qui avoit déja acquis le talent qu'elle a cultivé depuis, d'imiter
le naturel dans ces sortes d'ouvrages. Elle a fait dans la Reine de
Pologne une perte dont les bontés de la Reine sa fille peuvent seules la
dédommager. Je reviens au temps voisin de sa prise, & au
commencement de son éducation; mais avant que de passer outre, il
faut dire ce qu'on a pû savoir de certain de ses avantures avant son
apparition dans le Village de Songi.

Mademoiselle le Blanc (c'est le nom qu'elle porte aujourd'hui) se
ressouvient très-distinctement d'avoir passé une rivière deux ou trois
jours avant sa prise, & l'on verra bientôt que c'est un des faits le plus
constant de son Histoire. Elle avoit alors une compagne un peu plus
âgée qu'elle & noire comme elle, soit que ce fût la couleur naturelle de
cette autre enfant, soit qu'elle eut été peinte comme la petite le Blanc.
Elles passoient la rivière à la nage & plongeoient pour attraper du
poisson, comme je l'expliquerai plus au long, lorsqu'un Gentil-homme
du voisinage appellé M. de S. Martin, ainsi que l'a su depuis
Mademoiselle le Blanc, ne voyant de loin que les deux têtes noires de
ces enfans aller & venir sur l'eau, les prit d'abord, comme il l'a conté
lui-même, pour deux poules d'eau, & leur tira de loin un coup de fusil,
qui heureusement ne les atteignit point, mais qui les fit plonger &
aborder plus loin.
La petite le Blanc tenoit pour sa part un poisson à chaque main & une
anguille entre ses dents. Après avoir éventré & lavé leur poisson, elle &
sa compagne le mangèrent, ou plutôt le devorèrent; car selon ce qu'elle
m'a représenté, elles ne mâchoient pas leur nourriture, mais la portant à
la bouche elles la déchiquetoient avec les dents de devant en petits
morceaux, qu'elles avaloient sans les mâcher. Leur repas fait, elles
prirent leur course dans les terres en s'éloignant de la rivière. Peu de
tems après, celle qui est devenue Mademoiselle le Blanc apperçut la
premiere à terre un chapelet, que quelque passant avoit sans doute
perdu. Soit que ce fut un objet nouveau pour elle, ou qu'elle se rappellât
d'en avoir vû de semblable, elle se mit à faire des sauts & des cris de
joie, & craignant
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