Histoire dune jeune fille sauvage trouvée dans les bois à lâge de dix ans | Page 9

Charles-Marie de la Condamine
s?ait être des productions des climats les plus chauds, ne lui sont pas des objets inconnus; qu'elle se rappelle d'en avoir mangé, & qu'elle les saisit avidement lorsqu'on les lui présenta la première fois en France[7]. J'insiste sur ces circonstances, parce qu'elles rendent plus compliquées les avantures qui ont p? conduire Mlle le Blanc des terres Arctiques, dont il paro?t qu'elle est originaire, dans les Isles Antilles, & de là en Europe sur la frontière de France.
[7] Voyez la Lettre du Mercure de Decembre 1731. No. 2.
Elle & sa compagne attrapoient elles-mêmes le poisson, soit dans la mer, soit dans les lacs ou rivières; car Mlle le Blanc n'a p? m'en faire la distinction, ni m'en dire autre chose, si ce n'est que quand elles appercevoient dans l'eau quelques poissons, ayant la v?e très-per?ante en cet élément, elles s'y jettoient, & remontoient sur l'eau avec le poisson pour l'éventrer, le laver & le manger tout de suite, & retournoient en chercher d'autre. C'étoit donc au bord d'une rivière, ou, si c'est en mer, ce ne pouvoit être que lorsque le vaisseau étoit à l'ancre dans un port, ou dans une rade, qu'elles pêchoient de la sorte; & une de ses avantures me le confirme; car elle me dit, qu'un jour elle se jetta dans la mer, non pour pêcher, comme il paro?t, puisqu'elle ne vouloit pas revenir, mais pour s'enfuir à cause de quelques mauvais traitemens; & qu'après avoir nagé bien longtemps, elle gagna enfin un rocher escarpé, où elle grimpa, dit-elle, comme un chat; on l'y suivit en chaloupe ou en canot, & on eut bien de la peine à la reprendre, après l'avoir trouvé cachée dans des buissons. Toutes ces circonstances désignent que le Vaisseau étoit près de terre, si toutefois cette avanture n'est pas cette échappée dont nous avons parlé plus haut, & dont M. de L.. fut témoin à Songi.
Il paro?t qu'à cause de cette fuite ou d'autres pareilles, on renferma les petites Sauvages au fond de calle du Vaisseau; mais cette précaution pensa leur devenir funeste, & à tout l'équipage. Se sentant si près de l'eau, leur élément favori, elles s'avisèrent de gratter avec leurs ongles pour faire un trou au Navire, & pouvoir s'enfu?r par-là dans l'eau; on s'apper?ut assez-t?t de ce bel ouvrage pour y remédier, & éviter un naufrage certain. Cette tentative fit qu'on encha?na les deux petites Sauvages, de manière qu'elles ne pussent recommencer leur manoeuvre.
De-là on peut juger que la garde de ces enfans demandoit bien des soins, qu'augmentoient sans doute leur aversion d'être touchées. Selon ce que dit Mlle le Blanc, leur approche n'étoit pas aisée à ceux qui les gouvernoient; car soit qu'elles tinssent d'origine cette horreur qu'elles avoient d'être touchées[8], ou du souvenir de leur enlévement ou de la crainte de mauvais traitemens, elles entroient en fureur lorsqu'elles voyoient quelqu'un approcher d'elles, & il falloit se précautionner contre leurs armes & leurs ongles, ou à leur défaut, contre les coups de poings assenés avec une force de bras bien supérieure à celle des enfans de leur age.
[8] Voyez Relation de la Hontan sur les Esquimaux; ci-après No. 5.
Lorsqu'elles arrivèrent en Champagne, elles avoient pour armes, au rapport de Mlle le Blanc, un baton court d'une grosseur proportionnée à la force de leurs mains au bout duquel étoit une boule de bois très-dur; le tout en forme de masse d'armes, & une espéce de serpette crochue de Jardinier, ainsi qu'elle a pu me le figurer, mais à deux lames plus larges, se repliant chacune de leur c?té sur un manche de bois: celle-ci leur servoit particulièrement à dépecer & éventrer les animaux qu'elles prenoient, ou à se défendre de près. Elles portoient ces armes, dit-elle, dans une espèce de sac[9], ou p?che attachée à une large ceinture de peau, qui leur venoit jusques près les genoux. Sur ce que je lui demandai si cet habillement ne l'empêchoit pas de monter sur les arbres dont elle m'avoit parlé, elle me dit que non, parce qu'en pareil cas elles tenoient le derrière de cet habit avec leurs dents. Comme je m'informai plus curieusement de cet habit & de ses autres ornemens pour les mieux reconnoitre dans les desseins que j'ai qui représentent des Esquimaux, elle me dit qu'on lui avoit ?té chez M. le Vicomte d'Epinoy ses premiers habits, ses armes, son collier & pendans; qu'il y avoit quelques caractères inconnus imprimés sur ces armes, qui auroient p? faire mieux reconno?tre sa Nation; mais que tout cela avoit été gardé comme une curiosité chez le Vicomte d'Epinoy, où elle a continué de les voir & même de les porter plusieurs fois. Cependant M. de L.. m'a dit qu'il n'avoit point eu connoissance de ces armes; mais j'ai déja remarqué qu'il ne la vit pour la première fois dans cette même
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