Histoire dune jeune fille sauvage trouvée dans les bois à lâge de dix ans | Page 8

Charles-Marie de la Condamine
se garantir des bêtes féroces, soit pour mieux découvrir de loin les animaux proportionnés à ses forces & à ses besoins, & de-là se jetter dessus pour en faire sa nourriture. Ces premières traces, cette idée de sa première habitation, étoient si fortement gravées dans son cerveau, que dans le temps où elle commen?oit à entendre le Fran?ois, mais où elle ne pouvoit encore s'exprimer; ce qui ne lui arriva que long-temps après sa prise, lorsqu'on lui demandoit d'où elle étoit, & qui étoient ses pere & mere, elle montroit un arbre, si elle étoit à portée de le faire, & la terre qui étoit au pied. Le seul événement de son enfance dont elle ait conservé un léger souvenir, c'est que lorsqu'elle étoit, dit-elle, bien petite, elle avoit v? dans la mer ou dans la rivière, elle n'a p? me dire lequel, une grosse bête qui nageoit avec deux pattes comme un chien, que sa tête étoit ronde comme celle d'un dogue, avec de grands yeux étincellans; que la voyant venir à elle comme pour la dévorer, elle s'étoit sauvée à terre, & s'étoit enfuie bien loin. Je lui demandai si cette bête n'avoit que deux pattes; si elle avoit du poil, & de quelle couleur elle étoit: elle me dit, qu'elle ne s'étoit pas donné le temps de la bien examiner, mais qu'elle n'avoit v? que deux pattes dont la bête battoit l'eau; qu'elle sembloit dehors à mi-corps, tout le reste étant sous l'eau; qu'il lui paroissoit qu'elle avoit v? du poil qui étoit gris-noiratre & court, à peu-près, ajouta-t-elle, comme ces chiens qui ont le poil raz.
Cette description, si ressemblante à celle du Loup marin[6], cette forte inclination que Mlle le Blanc a conservé pendant plusieurs années depuis son séjour en France, pour se jetter dans l'eau, d'y pêcher à la main, d'y nager comme un poisson malgré le froid & la glace, de ne manger rien que de crud; les défaillances & les évanouissemens qu'elle éprouvoit dans les premiers temps à la chaleur du feu ou du soleil, me paroissent des preuves certaines qu'elle est née dans le Nord aux environs de la mer glaciale, où se fait la pêche des Loups marins. Et plusieurs autres observations, dont je ferai le Lecteur juge, me font soup?onner qu'elle est de la nation des Esquimaux, qui habitent la terre de Labrador, au nord du Canada.
[6] Voyez l'Extrait des Voyages de la Hontan, No. 6.
Mlle le Blanc convient qu'il y a plusieurs choses, dans ce qu'elle m'a raconté à diverses reprises, dont elle n'oseroit assurer avoir conservé un souvenir distinct & sans mêlange des connoissances qu'elle a acquises depuis qu'elle a commencé à réfléchir sur les questions qu'on lui fit alors, & qu'on a continué de lui faire depuis.
Cependant elle a toujours dit ou fait entendre, lorsqu'elle parloit à peine Fran?ois, qu'elle avoit passé deux fois la mer; elle l'assura positivement à M. de la Condamine en 1747. Quant à ce qu'elle a dit quelquefois qu'elle a été long-temps sur mer, parce que le Vaisseau s'arrêtoit en différentes Isles, elle sent bien aujourd'hui que ce ne peut être là qu'une répétition de quelque commentaire qu'elle a entendu faire sur ses avantures. Je tiens de M. de L.. qu'il a oui dire chez M. le Vicomte d'Epinoy, que les deux petites Sauvages avoient même été vendues dans quelqu'une des Isles d'Amérique; qu'elles faisoient le plaisir d'une Ma?tresse, mais que le mari ne pouvant les souffrir, la Ma?tresse avoit été obligée de les revendre & de les laisser rembarquer, soit dans leur premier Vaisseau, soit dans quelqu'autre. Ces circonstances cadrent assez à celles qui sont rapportées dans la Lettre déja citée, imprimée dans le Mercure de France; mais on voit bien, encore une fois, que ces détails ne peuvent être que le résultat des conjectures, plus ou moins probables, que l'on forma sur les premiers signes & les premiers discours qu'on put tirer de la jeune Fille quand elle commen?a de parler Fran?ois, quelques mois après qu'elle eut été trouvée, & qu'il est bien difficile de compter sur les circonstances d'un récit aussi détaillé, qui ne pourroit avoir été fait que par signes.
Je ne sais si on doit faire beaucoup plus de fond sur le prétendu souvenir de Mlle le Blanc, qu'il y avoit sur le Vaisseau qui l'a transportée, des gens qui entendoient son langage, qui ne consistoit qu'en cris aigus & per?ans, formés dans la gorge, sans aucune articulation ni mouvement de lèvres. Quant à ses deux embarquemens dont elle a conservé une idée assez distincte, & sur quoi elle n'a jamais varié; ce qui semble confirmer leur réalité, ainsi que celle de quelque séjour dans un pa?s chaud, tel que nos Isles de l'Amérique, c'est que les cannes de sucre & la cassave ou le manioc, que l'on
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