Histoire dune jeune fille sauvage trouvée dans les bois à lâge de dix ans | Page 5

Charles-Marie de la Condamine
vit cet homme près d'elle en action de lui prendre le bras, elle lui appliqua, tant avec sa main qu'avec son morceau de viande, un tel coup au travers du visage, qu'il en fut étourdi & aveuglé au point qu'à peine se put-il soutenir. Mais en même-temps la Sauvage qui s'imaginoit que ceux qu'elle ne connoissoit pas étoient des ennemis qui en vouloient à sa vie, ou qui craignoit le chatiment de ce qu'elle venoit de faire, s'échappa, courut à une fenêtre, par où elle voyoit des arbres & une rivière pour y sauter & s'y sauver, ce qu'elle e?t fait si on ne l'e?t retenue.
[4] Voyez ci-après l'Extrait baptist. No. 1.
Le plus difficile à réformer en elle, & peut-être le plus dangereux, ce fut la nourriture des viandes crues & saignantes, ou de feuilles, branches & racines d'arbres; son tempérament & son estomac accoutumés par l'usage continuel à des alimens cruds & remplis de leur suc naturel, ne pouvoit se faire à des nourritures plus délicates, que la cuisson rend indigestes, suivant l'aveu de plusieurs Médecins. Pendant qu'elle fut au Chateau de Songi, & même pendant les deux premières années qu'elle fut à l'H?pital St. Maur de Chalons, M. le Vicomte d'Epinoy, qui en prenoit soin, avoit donné ordre de lui porter de temps en temps ce qu'elle aimoit le mieux en racines & fruits cruds; mais elle fut privée en cette Communauté presque totalement de viandes & de poissons cruds, qu'elle trouvoit abondament au Chateau de Songi. Il paroit surtout qu'elle aimoit le poisson, soit par go?t, soit par l'habitude & la facilité qu'elle avoit acquise dès son enfance de l'attraper dans l'eau plus aisément que le gibier sur la terre à la course. M. de L.. se souvient que deux ans après sa prise elle conservoit encore ce go?t pour attraper le poisson dans l'eau, & m'a conté, qu'un jour qu'il étoit au Chateau de Songi avec le Vicomte d'Epinoy qui y avoit fait amener la petite Sauvage, elle ne s'apper?ut pas pl?t?t qu'on avoit ouvert une porte qui donnoit sur un étang de la grandeur de plusieurs arpens, qu'elle courut s'y jetter tout habillée, se promena en nageant de tous c?tés, & s'arrêta sur une petite isle, où elle mit pied à terre pour attraper des grenouilles, qu'elle mangea tout à son aise. Ceci me rappelle un trait assez plaisant que je tiens d'elle-même.
Lorsque M. d'Epinoy étoit à Songi, & qu'il y venoit compagnie, il se plaisoit d'y faire amener cette enfant, qui commen?oit à s'aprivoiser, & dans laquelle on commen?oit à découvrir une humeur fort gaie, & un caractère de douceur & d'humanité que des moeurs sauvages & féroces, nécessaires à la conservation de sa vie, n'avoient pas entièrement effacé; puisque hors les cas où elle paroissoit craindre qu'on ne voul?t lui faire quelque tort, elle étoit fort traitable & de bonne humeur. Un jour donc qu'elle étoit au Chateau, & présente à un grand repas, elle remarqua qu'il n'y avoit rien de tout ce qu'elle trouvoit de meilleur: tout étant cuit & assaisonné. Elle partit comme un éclair, courut sur les bords des fossés & des étangs, & rapporta plein son tablier de grenouilles vivantes, qu'elle répandit à pleines mains sur les assiettes des convives, en disant, toute joyeuse d'avoir trouvé de si bonnes choses, tien man man, donc tien; ce qui étoit alors presque les seules syllabes qu'elle p?t articuler. On peut bien juger des mouvemens que cela causa parmi ceux qui étoient à table, pour éviter ou rejetter à terre les grenouilles qui sautoient par-tout. La petite Sauvage, toute étonnée de ce qu'on faisoit si peu de cas d'un mets si exquis, ramassoit avec soin toutes ses grenouilles éparses, & les rejettoit dans les plats & sur la table: la même chose lui est arrivée plusieurs fois en différentes compagnies.
Ce ne fut qu'avec d'extrêmes difficultés qu'on la désacco?tuma des nourritures crues, & que petit à petit on la restreignit aux n?tres. Les premiers essais qu'elle fit pour s'acco?tumer à celles où il y avoit du sel, comme aussi à boire du vin, lui firent tomber toutes les dents, qui furent gardées, dit-elle, de même que ses ongles, par curiosité. Ses dents sont revenues, & elles sont à présent comme les n?tres; mais sa santé ne revint pas, & est restée jusqu'aujourd'hui très-delabrée. Elle ne fit plus que passer d'une maladie mortelle à une autre, toutes causées par des douleurs insuportables dans l'estomac & dans les entrailles, & surtout dans la gorge, qui étoit rétrécie & desséchée, ce que les Médecins attribuoient au peu d'exercice & au peu de nourriture qu'avoient ces parties par proportion à celle qu'elles avoient eu dans l'usage des viandes crues. Ces douleurs lui causoient souvent des contractions de nerfs dans tout le corps, & des épuisemens qu'aucune de
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