ses invitations avec un visage gay & affable, lui faisant tous les signes possibles d'amitié, tels que de se frapper la poitrine, comme pour l'assurer qu'elle l'aimoit bien & qu'elle ne lui feroit point de mal, donna enfin à la Sauvage la confiance de descendre pour avoir les poissons & les racines qui lui étoient présentées de si bonne grace; mais, la femme s'éloignant insensiblement donna le tems à ceux qui étoient cachés de se saisir de la jeune fille pour l'emmener au chateau de Songi. Elle ne m'a rien dit de sa douleur de se voir prise, ni des efforts qu'elle fit sans doute pour s'échaper; mais on peut bien en juger; ce qu'elle se rappelle, c'est qu'il lui paro?t qu'elle fut prise deux ou trois jours après avoir passé la rivière. Cette rivière est sans doute la Marne, qui passe à une demi lieue de Songi vers le Levant: ainsi la petite Sauvage venoit du c?té de la Lorraine.
Le Berger & autres qui l'avoient arrêtée & menée au Chateau, la firent d'abord entrer dans la cuisine, en attendant qu'on e?t averti M. d'Epinoy. La première chose qui parut y fixer les regards & l'attention de la petite fille, furent quelques volailles qu'accommodoit un Cuisinier; elle se jetta dessus avec tant d'agilité & d'avidité, que cet homme lui vit pl?t?t la pièce entre les dents, qu'il ne la lui avoit v? prendre. Le Ma?tre étant survenu, & voyant ce qu'elle mangeoit, lui fit donner un lapin en peau, qu'elle écorcha & mangea tout de suite. Ceux qui l'examinèrent alors, jugèrent qu'elle pouvoit avoir 9 ans. Elle étoit noire, comme j'ai dit; mais on s'apper?ut bien-t?t, après l'avoir lavée plusieurs fois, qu'elle étoit naturellement blanche, ainsi qu'elle l'est encore aujourd'hui. On remarqua aussi qu'elle avoit les doigts des mains, surtout les pouces, extrêmement gros par proportion au reste de la main, qui est assez bien faite. Elle m'a fait voir qu'encore actuellement elle a aux pouces quelque chose de cette grosseur, & elle a ajouté, que ces pouces plus gros & plus forts lui étoient bien nécessaires pendant sa vie errante dans les bois, parce que lorsqu'elle étoit sur un arbre, & qu'elle en vouloit changer sans descendre, pour peu que les branches de l'arbre voisin approchassent du sien, ne fussent-elles pas plus grosses que le bout du doigt, elle appuyoit ses deux pouces sur une branche de celui où elle étoit, & s'élan?oit sur l'autre comme un écureuil. De-là on peut juger quelle force & quelle roideur devoient avoir ses pouces pour soutenir ainsi son corps en s'élan?ant. Cette comparaison est d'elle, & pourroit bien venir de l'idée des écureuils volans qu'elle a p? voir dans sa jeunesse[2]: ce qui donne un nouveau poids aux conjectures que nous ferons sur le pa?s où elle est née.
[2] Voyez ci-après les Extraits de la Hontan, No. 6.
M. d'Epinoy la laissa sous la garde du Berger, dont la maison tenoit au Chateau, en la lui recommandant comme une chose qui lui tenoit à coeur, & du soin de laquelle il seroit bien payé. Cet homme la mena donc chez lui pour commencer à l'aprivoiser: de-là vint qu'on l'appelloit dans le canton la bête du Berger. On peut bien juger qu'on ne l'aura pas si-t?t dèsacco?tumée, ni sans mauvais traitemens, des inclinations d'un naturel sauvage & féroce, & des habitudes qu'elle avoit contractées. Au moins ai-je bien compris qu'elle ne jouissoit pas de sa liberté dans cette maison, puis qu'elle m'a dit qu'elle trouvoit moyen de faire des trous aux murailles & aux toits, sur lesquels elle couroit aussi hardiment que sur terre, ne se laissant reprendre qu'à grand peine, & passant (à ce qu'on lui a rapporté) avec tant de subtilité par des ouvertures si petites, que la chose paroissoit encore impossible après l'avoir v?e. Ce fut ainsi qu'elle échappa une fois entr'autres de cette maison par un temps affreux de neige & de verglas; elle gagna les dehors, & fut se réfugier sur un arbre. La crainte des reproches & de la colère du Ma?tre, mit cette nuit tout le monde en mouvement; on la chercha dans toute la maison, ne pouvant penser que par ce froid & la gêlée qu'il faisoit, elle e?t p? gagner la campagne: néanmoins y étant allé voir comme par surabondance de recherche, on l'y trouva, comme je viens de dire, perchée sur un arbre, dont heureusement on eut l'adresse de la faire descendre.
J'ai v? quelque chose de l'agilité & de la légéreté de sa course; rien n'est plus surprenant: elle m'en montra un reste, ce que l'on ne peut guère se représenter sans l'avoir v?, tant sa fa?on de courir est prompte & singulière; quoique de longues maladies & le défaut d'usage depuis bien des années lui ayent fait perdre une partie de son agilité.
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