Histoire de la Revolution francaise, Tome 10 | Page 9

Adolphe Thiers
dunes de sable pour égorger les tra?nards, ils furent remplis de tristesse. Déjà le go?t du repos leur était venu, après les longues et opiniatres campagnes d'Italie. Ils avaient suivi leur général dans une contrée lointaine, parce que leur foi en lui était aveugle, parce qu'on leur avait annoncé une terre promise, de laquelle ils reviendraient assez riches pour acheter chacun un champ de six arpens. Mais quand ils virent ce désert, le mécontentement s'en mêla, et alla même jusqu'au désespoir. Ils trouvaient tous les puits, qui de distance en distance jalonnent la route du désert, détruits par les Arabes. A peine y restait-il quelques gouttes d'une eau saumatre, et très insuffisante pour étancher leur soif. On leur avait annoncé qu'ils trouveraient à Damanhour des soulagemens; ils n'y rencontrèrent que de misérables huttes, et ne purent s'y procurer ni pain ni vin, mais seulement des lentilles en assez grande abondance et un peu d'eau. Il fallut s'enfoncer de nouveau dans le désert. Bonaparte vit les braves Lannes et Murat eux-mêmes saisir leurs chapeaux, les jeter sur le sable, les fouler aux pieds. Cependant il imposait à tous: sa présence commandait le silence, et faisait quelquefois rena?tre la gaieté. Les soldats ne voulaient pas lui imputer leurs maux; ils s'en prenaient à ceux qui trouvaient un grand plaisir à observer le pays. Voyant les savans s'arrêter pour examiner les moindres ruines, ils disaient que c'était pour eux qu'on était venu, et s'en vengeaient par de bons mots à leur fa?on. Caffarelli surtout, brave comme un grenadier, curieux comme un érudit, passait à leurs yeux pour l'homme qui avait trompé le général, et qui l'avait entra?né dans ce pays lointain. Comme il avait perdu une jambe sur le Rhin, ils disaient: _Il se moque de ?a lui, il a un pied en France._ Cependant, après de cruelles souffrances, supportées d'abord avec humeur, puis avec gaieté et courage, on arriva sur les bords du Nil le 22 messidor (10 juillet), après une marche de quatre jours. A la vue du Nil et de cette eau si désirée, les soldats s'y précipitèrent, et en se baignant dans ses flots oublièrent toutes leurs fatigues. La division Desaix, qui de l'avant-garde était passée à l'arrière-garde, vit galoper devant elle deux ou trois centaines de Mameluks, qu'elle dispersa avec quelques volées de mitraille. C'étaient les premiers qu'on e?t vus. Ils annon?aient la prochaine rencontre de l'armée ennemie. Le brave Mourad-Bey, en effet, ayant été averti, réunissait toutes ses forces autour du Caire. En attendant leur réunion, il voltigeait avec un millier de chevaux autour de notre armée, afin d'observer sa marche.
L'armée attendit à Ramanieh l'arrivée de la flottille; elle se reposa jusqu'au 25 messidor (13 juillet), et en partit le même jour pour Chébre?ss. Mourad-Bey nous y attendait avec ses mameluks. La flottille, qui était partie la première, et qui avait devancé l'armée, se trouva engagée avant de pouvoir être soutenue. Mourad-Bey en avait une aussi, et du rivage il joignait son feu à celui de ses djermes (vaisseaux légers égyptiens). La flottille fran?aise eut à soutenir un combat des plus rudes. L'officier de marine Perrée, qui la commandait, déploya un rare courage; il fut soutenu par les cavaliers qui étaient arrivés démontés en égypte, et qui, en attendant de s'équiper aux dépens des Mameluks, étaient transportés par eau. On prit deux chaloupes canonnières à l'ennemi, et on le repoussa. L'armée arriva dans cet instant; elle se composait de cinq divisions. Elle n'avait pas encore combattu contre ces singuliers ennemis. A la rapidité, au choc des chevaux, aux coups de sabre, il fallait opposer l'immobilité du fantassin, sa longue ba?onnette, et des masses faisant front de tous c?tés. Bonaparte forma ses cinq divisions en cinq carrés, au milieu desquels on pla?a les bagages et l'état-major. L'artillerie était aux angles. Les cinq divisions se flanquaient les unes les autres. Mourad-Bey lan?a sur ces citadelles vivantes mille ou douze cents cavaliers intrépides, qui, se précipitant à grands cris et de tout le galop de leurs chevaux, déchargeant leurs pistolets, puis tirant leurs redoutables sabres, vinrent se jeter sur le front des carrés. Trouvant partout une haie de ba?onnettes et un feu terrible, ils flottaient autour des rangs fran?ais, tombaient devant eux, ou s'échappaient dans la plaine de toute la vitesse de leurs chevaux. Mourad, après avoir perdu deux ou trois cents de ses plus braves cavaliers, se retira pour gagner le sommet du Delta, et aller nous attendre à la hauteur du Caire, à la tête de toutes ses forces.
Ce combat suffit pour familiariser l'armée avec ce nouveau genre d'ennemis, et pour suggérer à Bonaparte la tactique qu'il fallait employer avec eux. On s'achemina sur le Caire. La flottille se tenait sur le Nil à la hauteur de l'armée. On marcha sans relache pendant les jours suivans. Les soldats
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