Histoire de la Revolution francaise, Tome 10 | Page 7

Adolphe Thiers
viagère. Il était tout à fait indépendant du pacha représentant le sultan de Constantinople, le souffrait tout au plus au Caire dans une sorte de nullité, et souvent lui refusait le _miri_, c'est-à-dire l'imp?t foncier, qui, représentant le droit de la conquête, appartenait à la Porte.
L'égypte était donc une véritable féodalité, comme celle de l'Europe dans le moyen age; elle présentait à la fois un peuple conquis, une milice conquérante, en révolte contre son souverain; enfin une ancienne classe abrutie, au service et aux gages du plus fort.
Deux beys supérieurs aux autres dominaient en ce moment l'égypte. L'un, Ibrahim-Bey, riche, astucieux, puissant; l'autre, Mourad-Bey, intrépide, vaillant et plein d'ardeur. Ils étaient convenus d'une espèce de partage d'autorité, par lequel Ibrahim-Bey avait les attributions civiles, et Mourad-Bey les attributions militaires. Celui-ci était chargé des combats; il y excellait, et il avait l'affection des Mameluks, tous dévoués à sa personne.
Bonaparte, qui au génie de capitaine savait unir le tact et l'adresse du fondateur, et qui avait d'ailleurs administré assez de pays conquis pour s'en être fait un art particulier, jugea sur-le-champ la politique qu'il avait à suivre en égypte. Il fallait d'abord arracher cette contrée à ses véritables ma?tres, c'est-à-dire aux Mameluks. C'était cette classe qu'il fallait combattre et détruire par les armes et la politique. D'ailleurs on avait des raisons à faire valoir contre eux, car ils n'avaient cessé de maltraiter les Fran?ais. Quant à la Porte, il fallait para?tre ne pas attaquer sa souveraineté, et affecter au contraire de la respecter. Telle qu'elle était devenue, cette souveraineté était peu importante. On pouvait traiter avec la Porte, soit pour la cession de l'égypte, en lui faisant certains avantages ailleurs, soit pour un partage d'autorité qui n'aurait rien de facheux; car en laissant le Pacha au Caire, comme il y avait été jusqu'ici, et en héritant de la puissance des Mameluks, on n'avait pas grand'chose à regretter. Quant aux habitans, il fallait, pour se les attacher, gagner la véritable population, c'est-à-dire celle des Arabes. En respectant les scheiks, en caressant leur vieil orgueil, en augmentant leur pouvoir, en flattant un désir secret qu'on trouvait en eux, comme on l'avait trouvé en Italie, comme on le trouve partout, celui du rétablissement de l'antique patrie, de la patrie arabe, on était assuré de dominer le pays et de se l'attacher entièrement. Bien plus, en ménageant les propriétés et les personnes, chez un peuple qui était habitué à regarder la conquête comme donnant droit de meurtre, de pillage et de dévastation, on allait causer une surprise des plus avantageuses à l'armée fran?aise; et si, en outre, on respectait les femmes et le prophète, la conquête des coeurs était aussi assurée que celle du sol.
Bonaparte se conduisit d'après ces erremens aussi justes que profonds. Doué d'une imagination tout orientale, il lui était facile de prendre le style solennel et imposant qui convenait à la race arabe. Il fit des proclamations qui étaient traduites en arabe et répandues dans le pays. Il écrivit au pacha: ?La république fran?aise s'est décidée à envoyer une puissante armée pour mettre fin aux brigandages des beys d'égypte, ainsi qu'elle a été obligée de le faire plusieurs fois dans ce siècle contre les beys de Tunis et d'Alger. Toi, qui devrais être le ma?tre des beys, et que cependant ils tiennent au Caire sans autorité et sans pouvoir, tu dois voir mon arrivée avec plaisir. Tu es sans doute déjà instruit que je ne viens point pour rien faire contre l'alcoran ni le sultan. Tu sais que la nation fran?aise est la seule et unique alliée que le sultan ait en Europe. Viens donc à ma rencontre, et maudis avec moi la race impie des beys.? S'adressant aux égyptiens, Bonaparte leur adressait ces paroles: ?Peuples d'égypte, on vous dira que je viens pour détruire votre religion. Ne le croyez pas; répondez que je viens vous restituer vos droits, punir les usurpateurs, et que je respecte plus que les Mameluks Dieu, son prophète et le Koran.? Parlant de la tyrannie des Mameluks, il disait: ?Y a-t-il une belle terre? elle appartient aux Mameluks. Y a-t-il une belle esclave, un beau cheval, une belle maison? cela appartient aux Mameluks. Si l'égypte est leur ferme, qu'ils montrent le bail que Dieu leur en a fait. Mais Dieu est juste et miséricordieux pour le peuple, et il a ordonné que l'empire des Mameluks fin?t.? Parlant des sentimens des Fran?ais, il ajoutait: ?Nous aussi, nous sommes de vrais musulmans. N'est-ce pas nous qui avons détruit le pape, qui disait qu'il fallait faire la guerre aux musulmans? N'est-ce pas nous qui avons détruit les chevaliers de Malte, parce que ces insensés croyaient que Dieu voulait qu'ils fissent la guerre aux musulmans? Trois fois heureux ceux qui seront avec nous! Ils prospéreront dans leur fortune et leur rang. Heureux
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