Histoire de deux enfants douvrier | Page 3

Hendrik Conscience
donc,
pour l'amour du ciel, qu'un fileur ou un tisserand fasse de l'instruction?
Que nous servirait maintenant de savoir lire et écrire? As-tu gagné
moins, parce que, toi, aussi bien que moi, tu ne distingues pas un A

d'un B? Allons, allons, ce n'est qu'orgueil et radotage. Nos parents ont
travaillé dès leur plus tendre jeunesse, nous avons travaillé comme eux,
et nos enfants n'ont qu'à travailler aussi; alors, il n'y a rien à dire.
Crois-tu que j'élèverai mon petit bétail de ma sueur jusqu'à ce qu'il soit
habitué à l'oisiveté? Halte-là! Il y en a déjà un à la fabrique, et les
autres suivront. Cela met du beurre dans les épinards de tous côtés,
mon ami, et alors on peut boire une pinte de bière et faire de temps en
temps une partie de plaisir... Eh bien, que dis-tu? Célèbres-tu avec nous
le jubilé de Léon Leroux? Allons, tu ne dois pas avoir si grand'peur de
ta femme; laisse-la grogner un peu; et, si la chose va trop loin, montre
que tu es homme et que tu as du coeur au ventre.
Adrien Damhout mit la main dans sa poche, en tira une pièce de
cinquante centimes et la donna à son camarade.
--Ainsi, ce soir, à neuf heures précises, à la _Chèvre bleue_, chez Pierre
Lambin, dit Wildenslag. Ça chauffera, et on y mènera une vie dont tu
parleras encore dans tes vieux jours!
--Je tâcherai de venir, mais je n'en suis pas certain, bégaya l'autre.
--Oui! tu ne seras pourtant pas assez bête pour laisser boire ton argent
par d'autres. Alors, je dirais certainement que tu as changé de
vêtements avec ta femme... Impossible, Adrien, tu n'en es pas encore là.
À ce moment, on appela du bureau quelques numéros, et les deux amis
comprirent que leur tour pour recevoir leur salaire de la semaine était
arrivé.
Jean Wildenslag reçut le premier son argent; mais il attendit encore
pour s'en retourner avec son camarade. Lorsque Adrien Damhout vint
au guichet, on lui dit qu'il devait rester avec quelques autres, afin de
prêter un coup de main pour lever un essieu.
Wildenslag lui pressa encore la main et dit en partant:
--À ce soir donc. Si tu ne viens pas, je fais une croix sur ton dos. Prends
garde, prends garde, ami! chacun doit avoir sa part de la vie en ce

monde. Sacrifie-toi pour ta femme et tes enfants, ils te dépouilleront et
t'épuiseront sans pitié, jusqu'à ce que ta santé soit entièrement altérée.
Mets la voile au vent, après nous la fin du monde! Hourra! vive la joie!
Il poussa un éclat de rire, battit un entrechat et s'élança dans la rue,
suivi des jeunes fileurs, auxquels il devait distribuer leur salaire, sous le
premier bec de gaz.

II
À l'extrémité d'une étroite ruelle, dans le quartier au delà du pont Neuf,
s'élevaient une trentaine de petites maisons de forme semblable et
bâties évidemment pour être louées à des ouvriers ou à d'autres petites
gens.
Dans une de ces petites maisons, une femme était occupée à laver du
linge et des habillements d'enfants dans une cuvette.
Elle semblait être encore dans toute la force de l'âge. Sans doute elle
avait été belle; peut-être l'était-elle encore; mais la malpropreté de ses
vêtements, le manque de soin et la négligence dont tout, sur elle et
autour d'elle, portait les traces flagrantes, ne pouvaient éveiller d'autres
sentiments que la tristesse et le dégoût. Elle travaillait avec grande hâte,
plongeait ses bras nus dans la cuvette, secouait et tordait le linge avec
tant de brusquerie et de rudesse, que l'eau se répandait à flots sur le sol
et formait comme une mare autour d'elle.
Toute la chambre était remplie de la vapeur fétide de la lessive, et la
lampe qui était pendue contre la cheminée ne répandait qu'une lumière
faible et presque maladive.
À côté d'elle, sur le poêle, le souper cuisait dans une casserole de terre.
De temps en temps, elle ôtait ses mains de la cuvette, prenait une
cuiller de bois et remuait dans la casserole pour que le souper ne brûlât
pas au fond.
Quatre enfants, garçons et filles, malpropres, négligés et les habits

déchirés, étaient assis ou couchés sur le plancher dans un coin. Ils
s'amusaient à jouer. Souvent, ils se tiraient par les cheveux, se battaient,
criaient, ou prononçaient des paroles grossières qu'on était tout étonné
d'entendre sortir de la bouche de jeunes enfants.
Jusqu'ici, la femme n'y avait pas prêté beaucoup d'attention; mais il vint
un moment où le tapage insupportable des enfants et les cris: «Mère, au
secours! au secours!» lui firent perdre patience. Elle s'élança vers eux,
donna au premier venu un coup de pied, au second un coup de poing, et
aux autres quelques soufflets retentissants.
Alors, elle retourna vers le poêle, remua
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