de cette hauteur, et revenant aux observations de Sébastiani sur le
partage de la Turquie européenne, il avait terminé trois jours de
conférences par ces mots: «C'est juste! il n'y a rien à répondre à cela!
J'y renonce. D'ailleurs, cela entre dans mes vues sur l'Espagne: Je vais
la réunir à la France.» Comment donc! s'était alors écrié Sébastiani, la
réunir! Et votre frère? «Eh! qu'importe mon frère!» avait repris
Napoléon: «est-ce qu'on donne un royaume comme l'Espagne? Je veux
la réunir à la France. Je lui donnerai une grande représentation
nationale. J'y ferai consentir l'empereur Alexandre, en le laissant
s'emparer de la Turquie jusqu'au Danube, et en évacuant Berlin. Quant
à Joseph, je le dédommagerai.»
Ce fut alors que le congrès d'Erfurt eut lieu. Son motif ne pouvait être
celui d'y soutenir les droits des Ottomans. L'armée française,
imprudemment engagée au milieu de l'Espagne, n'y était point heureuse.
La présence de son chef, et celle de ses armées du Rhin et de l'Elbe, y
devenaient de plus en plus nécessaires, et l'Autriche avait saisi cet
instant pour s'armer. Inquiet sur l'Allemagne, Napoléon a donc voulu
s'assurer des dispositions d'Alexandre, conclure avec lui une alliance
offensive et défensive, et même occuper cet empereur par une guerre.
C'est pourquoi il lui abandonne la Turquie jusqu'au Danube.
Ainsi la Porte crut bientôt avoir à nous reprocher la guerre qui se
ralluma entre elle et les Russes. Cependant, en juillet 1808, Mustapha,
renversé du trône, ayant fait place à Mahmoud, celui-ci avait annoncé
son avénement à l'empereur des Français; mais Napoléon, forcé de
ménager Alexandre, et tout plein du regret de la mort de Sélim,
détestant la barbarie des Musulmans, et méprisant un gouvernement si
peu stable, ne répondait pas depuis trois ans au nouveau sultan, et
paraissait ne pas le reconnaître.
Il était dans cette position douteuse avec les Turcs, quand tout-à-coup,
le 21 mars 1812, six semaines seulement avant la guerre de Russie, il
demande à Mahmoud son alliance; il exige que, cinq jours après cette
communication, toute négociation des Turcs avec les Russes soit
rompue; enfin qu'une armée de cent mille Turcs, commandée par le
sultan, soit rendue sur le Danube en neuf jours. Ce qu'il offre pour prix
de cet effort, c'est cette même Valachie, cette Moldavie que, dans cette
circonstance, les Russes étaient trop heureux de rendre au prix d'une
prompte paix; c'est aussi cette même Crimée, promise à Sélim six ans
plus tôt.
On ignore si le temps que devait mettre cette dépêche à arriver fut mal
calculé, si Napoléon crut l'armée turque plus forte qu'elle ne l'était, ou
s'il espéra surprendre et enlever la détermination du divan par une
proposition subite aussi avantageuse. Ce qu'on ne peut présumer, c'est
qu'il ignorât que les usages invariables des Musulmans s'opposaient à
ce que le grand-seigneur commandât en personne son armée.
Il paraît que le génie de Napoléon ne put s'abaisser jusqu'à supposer au
divan la stupide ignorance qu'il montra de ses véritables intérêts. Après
l'abandon qu'en 1807 l'empereur des Français avait fait des intérêts de
la Turquie, peut-être ne calcula-t-il pas assez que les Musulmans se
défieraient de ses nouvelles promesses; qu'ils étaient trop ignorans pour
apprécier le changement qu'alors de nouvelles circonstances avaient
imposé à sa politique; que ces barbares comprendraient encore moins
tout l'éloignement qu'à cette époque ils lui avaient inspiré par la
déposition et par le meurtre de Sélim, qu'il aimait, et avec lequel il avait
espéré faire de la Turquie d'Europe une puissance militaire capable de
résister à la Russie.
Peut-être aurait-il encore entraîné Mahmoud dans sa cause s'il se fût
servi plus tôt de plus grands moyens; mais, comme il l'a dit depuis, il
répugna à sa fierté d'employer la corruption. Nous le verrons d'ailleurs
bientôt hésiter à s'engager contre Alexandre, ou trop compter sur
l'effroi que ses immenses préparatifs inspireraient à ce prince. Il se peut
encore que les dernières propositions qu'il avait à faire aux Turcs étant
une déclaration de guerre contre les Russes, il les ait retardées pour
mieux tromper le czar sur l'époque de son invasion. Enfin, soit toutes
ces causes, soit confiance motivée sur la haine des deux nations, et sur
son traité d'alliance avec l'Autriche, qui venait de garantir aux Turcs la
Moldavie et la Valachie, il retint dans sa route l'ambassadeur qu'il leur
envoyait, et attendit, comme on vient de le voir, au dernier moment.
Mais les envoyés russes, anglais, autrichiens, suédois même,
entouraient le divan, et, d'une commune voix, ils lui dirent: «Que les
Turcs ne devaient leur existence européenne qu'aux divisions des
princes chrétiens; que, dès que ceux-ci seraient réunis sous une même
influence, les Mahométans d'Europe seraient accablés, et que
l'empereur des Français étant près d'atteindre à cet empire universel,
c'était donc lui qu'ils devaient le plus redouter.»
À ces discours se joignirent les efforts des
Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.