la terre, concentrée et
résumée par l'or. Le docile métal sert toute transaction; il suit, facile et
fluide, toute circulation commerciale, administrative. Le gouvernement,
obligé d'agir au loin, rapidement, de mille manières, a pour principal
moyen d'action les métaux précieux. La création soudaine d'un
gouvernement, au commencement du XIVe siècle, crée un besoin subit,
infini de l'argent et de l'or.
Sous Philippe le Bel, le fisc, ce monstre, ce géant, naît altéré, affamé,
endenté. Il crie en naissant, comme le Gargantua de Rabelais: À
manger, à boire! L'enfant terrible, dont on ne peut soûler la faim atroce,
mangera au besoin de la chair et boira du sang. C'est le cyclope, l'ogre,
la gargouille dévorante de la Seine. La tête du monstre s'appelle grand
conseil, ses longues griffes sont au Parlement, l'organe digestif est la
chambre des comptes. Le seul aliment qui puisse l'apaiser, c'est celui
que le peuple ne peut lui trouver. Fisc et peuple n'ont qu'un cri, c'est
l'or.
Voyez, dans Aristophane, comment l'aveugle et inerte Plutus est tiraillé
par ses adorateurs. Ils lui prouvent sans peine qu'il est le Dieu des
Dieux. Et tous les Dieux lui cèdent. Jupiter avoue qu'il meurt de faim
sans lui[4], Mercure quitte son métier de Dieu, se met au service de
Plutus, tourne la broche et lave la vaisselle.
[Note 4: [Grec: Aph' hou gar ho Ploutos houtos êrxato blepein, Apolôl'
hupo limou...] Aristoph., Plut., v. 1174. Voyez aussi les vers 129, 133,
1152 et 1168-9.]
Cette intronisation de l'or à la place de Dieu se renouvelle au XIVe
siècle. La difficulté est de tirer cet or paresseux des réduits obscurs où
il dort. Ce serait une curieuse histoire que celle du thesaurus, depuis le
temps où il se tenait tapi sous le dragon de Colchos, des Hespérides ou
des Nibelungen, depuis son sommeil au temple de Delphes, au palais
de Persépolis. Alexandre, Carthage, Rome, l'éveillent et le secouent[5].
Au moyen âge, il est déjà rendormi dans les églises, où, pour mieux
reposer, il prend forme sacrée, croix, chapes, reliquaires. Qui sera assez
hardi pour le tirer de là, assez clairvoyant pour l'apercevoir dans la terre
où il aime à s'enfouir? Quel magicien évoquera, profanera cette chose
sacrée qui vaut toutes choses, cette toute-puissance aveugle que donne
la nature?
[Note 5: Chacune des grandes révolutions du monde est aussi l'époque
des grandes apparitions de l'or. Les Phocéens le font sortir de Delphes,
Alexandre de Persépolis; Rome le tire des mains du dernier successeur
d'Alexandre; Cortès l'enlève de l'Amérique. Chacun de ces moments est
marqué par un changement subit, non-seulement dans les prix des
denrées, mais aussi dans les idées et dans les moeurs.]
Le moyen âge ne pouvait atteindre sitôt cette grande idée moderne:
l'homme sait créer la richesse; il change une vile matière en objet
précieux, lui donnant la richesse qu'il a en lui, celle de la forme, de l'art,
celle d'une volonté intelligente. Il chercha d'abord la richesse moins
dans la forme que dans la matière. Il s'acharna sur cette matière,
tourmenta la nature d'un amour furieux, lui demanda ce qu'on demande
à ce qu'on aime, la vie même, l'immortalité[6]. Mais, malgré les
merveilleuses fortunes des Lulle, des Flamel, l'or tant de fois trouvé
n'apparaissait que pour fuir, laissant le souffleur hors d'haleine; il fuyait,
fondait impitoyablement, et avec lui la substance de l'homme, son âme,
sa vie, mise au fond du creuset[7].
[Note 6: Le dernier but de l'alchimie n'était pas tant de trouver l'or que
d'obtenir l'or pur, l'or potable, le breuvage d'immortalité. On racontait la
merveilleuse histoire d'un bouvier de Sicile du temps du roi Guillaume,
qui, ayant trouvé dans la terre un flacon d'or, but la liqueur qu'il
renfermait et revint à la jeunesse. (Roger Bacon, Opus majus.)]
[Note 7: Quelques-uns se vantèrent de n'avoir point soufflé pour rien.
Raymond Lulle, dans leurs traditions, passe en Angleterre, et, pour
encourager le roi à la croisade, lui fabrique dans la Tour de Londres
pour six millions d'or. On en fit des Nobles à la rose, qu'on appelle
encore aujourd'hui Nobles de Raymond.
Il est dit dans l'Ultimum Testamentum, mis sous son nom, qu'en une
fois il convertit en or cinquante milliers pesant de mercure, de plomb et
d'étain.--Le pape Jean XXII, à qui Pagi attribue un traité sur l'Art
transmutatoire, y disait qu'il avait transmuté à Avignon deux cents
lingots pesant chacun un quintal, c'est-à-dire vingt mille livres d'or.
Était-ce une manière de rendre compte des énormes richesses entassées
dans ses caves?--Au reste, ils étaient forcés de convenir entre eux que
cet or qu'ils obtenaient par quintaux n'avait de l'or que la couleur.]
Alors l'infortuné, cessant d'espérer dans le pouvoir humain, se reniait
lui-même, abdiquait tout bien, âme et Dieu. Il appelait le mal, le Diable.
Roi des abîmes souterrains, le Diable était sans doute le monarque de
l'or.
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