Histoire de France 1180-1304 | Page 9

Jules Michelet

Position glissante, et d'un vertige effroyable! Il voyait de là je ne sais
combien d'armées qui venaient marteau en main à la destruction du
grand édifice, tribu par tribu, génération par génération. La masse était
ferme, il est vrai; l'édifice vivant, bâti d'apôtres, de saints, de docteurs,
plongeait bien loin son pied dans la terre. Mais tous les vents battaient

contre, de l'orient et de l'occident, de l'Asie et de l'Europe, du passé et
de l'avenir. Pas la moindre nuée à l'horizon qui ne promît un orage.
Le pape était alors un Romain, Innocent III[19]. Tel péril, tel homme.
Grand légiste, habitué à consulter le droit sur toute question, il
s'examina lui-même, et crut à son droit. L'Église avait pour elle la
possession actuelle; possession ancienne, si ancienne qu'on pouvait
croire à la prescription. L'Église, dans ce grand procès, était le (p. 024)
défendeur, propriétaire reconnu, établi sur le fonds disputé; elle en avait
les titres: le droit écrit semblait pour elle. Le demandeur, c'était l'esprit
humain; il venait un peu tard. Puis il semblait s'y prendre mal, dans son
expérience, chicanant sur des textes, au lieu d'invoquer l'équité. Qui lui
eût demandé ce qu'il voulait, il était impossible de l'entendre; des voix
confuses s'élevaient pour répondre. Tous demandaient choses
différentes. En politique, ils attestaient la politique antique. En religion,
les uns voulaient supprimer le culte, et revenir aux apôtres. Les autres
remontaient plus haut, et rentraient dans l'esprit de l'Asie; ils voulaient
deux dieux; ou bien préféraient la stricte unité de l'islamisme.
L'islamisme avançait vers l'Europe; en même temps que Saladin
reprenait Jérusalem, les Almohades d'Afrique envahissaient l'Espagne,
non avec des armées, comme les anciens Arabes, mais avec le nombre
et l'aspect effroyable d'une migration de peuple. Ils étaient trois ou
quatre cent mille à la bataille de Tolosa. Que serait-il advenu du monde
si le mahométisme eût vaincu? On tremble d'y penser. Il venait de
porter un fruit terrible: l'ordre des Assassins. Déjà tous les princes
chrétiens et musulmans craignaient pour leur vie. Plusieurs d'entre eux
communiquaient, dit-on, avec l'ordre, et l'animaient au meurtre de leurs
ennemis. Les rois anglais étaient suspects de liaison avec les Assassins.
L'ennemi de Richard, Conrad de Tyr et de Montferrat, prétendant au
trône de Jérusalem, tomba sous leurs poignards, au milieu de sa
capitale. Philippe-Auguste affecta de se croire menacé, et prit des
gardes, les premiers qu'aient eus nos rois. Ainsi la crainte et l'horreur (p.
025) animaient l'Église et le peuple; les récits effrayants circulaient.
Les Juifs, vivante image de l'Orient au milieu du christianisme,
semblaient là pour entretenir la haine des religions. Aux époques de
fléaux naturels, de catastrophes politiques, ils correspondaient,
disait-on, avec les infidèles, et les appelaient. Riches sous leurs haillons,

retirés, sombres et mystérieux, ils prêtaient aux accusations de toute
espèce. Dans ces maisons toujours fermées, l'imagination du peuple
soupçonnait quelque chose d'extraordinaire. On croyait qu'ils attiraient
des enfants chrétiens pour les crucifier à l'image de Jésus-Christ[20].
Des hommes en butte à tant d'outrages pouvaient en effet être tentés de
justifier la persécution par le crime.
[Note 19: On le nomma pape à trente-sept ans... «Propter honestatem
morum et scientiam litterarum, flentem, ejulantem et renitentem. Fuit...
matre Claricia, de nobilibus urbis, exercitatus in cantilena et psalmodia,
statura mediocris et decorus aspectu.» Gesta Innoc. III. (Baluze, folo. I,
p. 1, 2.)--Erfurt, chronic. S. Petrin. (1215): «Nec similem sui scientia,
facundia, decretorum et legum peritia, strenuitate judiciorum, nec
adhuc visus est habere sequentem.»]
[Note 20: On sait l'histoire du soufflet qu'un juif recevait chaque année
à Toulouse, le jour de la Passion.--Au Puy, toutes les fois qu'il s'élevait
un débat entre deux juifs, c'étaient les enfants de choeur qui décidaient:
«afin que la grande innocence des juges corrigeât la grande malice des
plaideurs.» Dans la Provence, dans la Bourgogne, on leur interdisait
l'entrée des bains publics, excepté le vendredi, le jour de Vénus, où les
bains étaient ouverts aux baladins et aux prostituées.]
Tels apparaissaient alors les ennemis de l'Église. Les préjugés du
peuple, l'ivresse sanguinaire des haines et des terreurs, tout cela
remontait par tous les rangs du clergé jusqu'au pape. Ce serait aussi
faire trop grande injure à la nature humaine que de croire que l'égoïsme
ou l'intérêt de corps anima seul les chefs de l'Église. Non, tout indique
qu'au XIIIe siècle ils étaient encore convaincus de leur droit. Ce droit
admis, tous les moyens leur furent bons pour le (p. 026) défendre. Ce
n'était pas pour un intérêt humain que saint Dominique parcourait les
campagnes du Midi, envoyant à la mort des milliers de sectaires[21]. Et
quelle qu'ait été dans ce terrible Innocent III la tentation de l'orgueil et
de la vengeance, d'autres motifs encore l'animèrent dans la croisade des
Albigeois et la fondation de l'inquisition dominicaine. Il avait vu, dit-on,
en songe l'ordre des dominicains comme un
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