Histoire de France 1180-1304 | Page 4

Jules Michelet
avec un succès immense. Henri, son disciple, en eût
encore plus; il pénétra au nord jusque dans le Maine; partout la foule

les suivait, laissant là le clergé, brisant les croix, ne voulant plus de
culte que la parole. Ces sectaires, réprimés un instant, reparaissent à
Lyon sous le marchand Vaud ou Valdus; en Italie, à la suite d'Arnaldo
de Brixia. Aucune hérésie, dit un dominicain, n'est plus dangereuse que
celle-ci, parce qu'aucune n'est plus durable[7]. Il a raison, ce n'est pas
autre chose que la révolte du raisonnement contre l'autorité. Les
partisans de Valdus, les Vaudois, (p. 010) s'annonçaient d'abord comme
voulant seulement reproduire l'Église des premiers temps dans la pureté,
dans la pauvreté apostolique; on les appelait les pauvres de Lyon.
L'Église de Lyon, comme nous l'avons dit ailleurs, avait toujours eu la
prétention d'être restée fidèle aux traditions du christianisme primitif.
Ces Vaudois eurent la simplicité de demander la permission de se
séparer de l'Église. Repoussés, poursuivis, proscrits, ils ne subsistèrent
pas moins dans les montagnes, dans les froides vallées des Alpes,
premier berceau de leur croyance, jusqu'aux massacres de Mérindol et
de Cabrières, sous François Ier, jusqu'à la naissance du Zwinglianisme
et du Calvinisme, qui les adoptèrent comme précurseurs, et reconnurent
en eux, pour leur Église récente, une sorte de perpétuité secrète pendant
le moyen âge, contre la perpétuité catholique.
[Note 7: «Inter omnes sectas quæ sunt vel fuerunt... est diuturnior.»
Reinerus.]
Le caractère de la réforme au XIIe siècle[8] fut donc le rationalisme
dans les Alpes et sur le Rhône, le mysticisme sur le Rhin. En Flandre,
elle fut mixte, et plus encore en Languedoc.
[Note 8: Nous renvoyons sur ce grand sujet au livre de M. N. Peyrat:
Les Réformateurs de la France et de l'Italie au XIIe siècle. 1860.]
Ce Languedoc était le vrai mélange des peuples, la vraie Babel. Placé
au coude de la grande route de France, d'Espagne et d'Italie, il
présentait une singulière fusion de sang ibérien, gallique et romain,
sarrasin et gothique. Ces éléments divers y formaient de dures
oppositions. Là devait avoir lieu le grand combat des croyances (p. 011)
et des races. Quelles croyances? Je dirais volontiers toutes. Ceux
mêmes qui les combattirent n'y surent rien distinguer, et ne trouvèrent
d'autre moyen de désigner ces fils de la confusion que par le nom d'une

ville: Albigeois.
L'élément sémitique, juif et arabe, était fort en Languedoc. Narbonne
avait été longtemps la capitale des Sarrasins en France. Les Juifs étaient
innombrables. Maltraités, mais pourtant soufferts, ils florissaient à
Carcassonne, à Montpellier, à Nîmes; leurs rabbins y tenaient des
écoles publiques. Ils formaient le lien entre les chrétiens et les
mahométans, entre la France et l'Espagne. Les sciences, applicables aux
besoins matériels, médecine et mathématiques, étaient l'étude commune
aux hommes des trois religions[9]. Montpellier était plus lié avec
Salerne et Cordoue qu'avec Rome. Un commerce actif associait tous
ces peuples, rapprochés plus que séparés par la mer. Depuis les
croisades surtout, le haut Languedoc s'était comme incliné à la
Méditerranée, et tourné vers l'Orient; les comtes de Toulouse étaient
comtes de Tripoli. Les moeurs et la foi équivoque des chrétiens de la
terre sainte avaient reflué dans nos provinces du Midi. Les belles
monnaies, les belles étoffes d'Asie[10] avaient fort (p. 012) réconcilié
nos croisés avec le monde mahométan. Les marchands du Languedoc
s'en allaient toujours en Asie la croix sur l'épaule, mais c'était beaucoup
plus pour visiter le marché d'Acre que le saint sépulcre de Jérusalem.
L'esprit mercantile avait tellement dominé les répugnances religieuses,
que les évêques de Maguelone et de Montpellier faisaient frapper des
monnaies sarrasines, gagnaient sur les espèces, et escomptaient sans
scrupule l'empreinte du croissant[11].
[Note 9: Que de choses nous leurs devons: la distillation, les sirops, les
onguents, les premiers instruments de chirurgie, la lithotricie, ces
chiffres arabes que notre Chambre des comptes n'adopta qu'au XVIIe
siècle, l'arithmétique et l'algèbre, l'indispensable instrument des
sciences (1860). V. Introduction, Renaissance.]
[Note 10: Richard portait à Chypre un manteau de soie brodé de
croissants d'argent.]
[Note 11: Epistola papæ Clementis IV, episc. Maglonensi, 1266; in Tes.
novo anecd., t. II, p. 403: «Sane de moneta Miliarensi quam in tua
dioecesi facis cudi miramur plurimum cujus hoc agis consilio... Quis
enim catholicus monetam debet cudere cum titulo Mahometi?... Si

consuetudinem forsan allegas, in adulterino negotio te et prædecessores
tuos accusas.»--En 1268, saint Louis écrit à son frère, Alfonse comte de
Toulouse, pour lui faire reproche de ce que dans son Comtat Venaissin,
on bat monnaie avec une inscription mahométane: «In cujus (monetæ)
superscriptione sit mentio de nomine perfidi Mahometi, et dicatur ibi
esse propheta Dei; quod est ad laudem et exaltationem ipsius, et
detestationem et contemptum fidei et nominis christiani; rogamus vos
quatinus ab hujusmodi opere faciatis cudentes cessare.» Cette lettre,
selon Bonamy (ac. des Inscr. XXX, 725), se trouverait dans un
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