Histoire comique | Page 9

Anatole France
Ligny qui t'a reconduite, j'en suis s?r. Il t'a reconduite en fiacre. J'ai entendu la voiture s'arrêter devant ta maison.
Comme elle ne répondait pas, il reprit:
--Dis le contraire!
Elle se tut. Et il répéta d'une voix pressante et comme suppliante:
--Dis que non!...
Si elle avait voulu, d'une parole, d'un seul mot, d'un petit mouvement de la tête et des épaules, elle l'aurait rendu très doux et presque heureux. Mais elle garda un silence méchant. Les lèvres serrées, le regard lointain, elle semblait perdue dans un rêve.
Il poussa un soupir rauque:
--Imbécile que j'étais, je ne pensais pas à cela! Je me disais que tu reviendrais chez toi, comme les autres jours, avec madame Doulce, ou toute seule... Ah! si j'avais su que tu te ferais reconduire par cet individu!...
--Eh bien! qu'est-ce que tu aurais fait si tu avais su?
--Je vous aurais suivis, pardi!
Elle arrêta durement sur lui ses prunelles trop claires:
--?a, je te le défends, tu m'entends! Si j'apprends que tu m'as suivie une seule fois, je ne te revois plus. D'abord, tu n'as pas le droit de me suivre. Je suis libre de faire ce que je veux, peut-être!
Suffoqué de surprise et de colère, il balbutia:
--Pas le droit? Pas le droit?... Tu dis que je n'ai pas le droit?...
--Non, tu n'as pas le droit... Et puis, je ne veux pas.
Son visage prit une expression de dégo?t:
--C'est ignoble d'espionner une femme. Si tu essayes seulement une fois de savoir où je vais, je te fiche à la porte, et ce ne sera pas long.
--Alors, murmura-t-il, plein de stupeur, nous ne sommes rien l'un pour l'autre, je ne suis rien pour toi... Nous n'avons pas été ensemble... Voyons, Félicie, rappelle-toi...
Mais elle, impatientée:
--Ah! qu'est-ce que tu veux que je me rappelle?...
--Félicie, pense que tu t'es donnée à moi!
--Tu ne veux pas pourtant, mon cher, que j'y pense toute la journée. Ce serait abusif.
Il la regarda quelque temps avec plus de curiosité que de colère et lui dit, moitié amer et moitié doux:
--On peut dire que tu es rosse!... Sois-le, Félicie! Sois-le, tant que tu voudras! Qu'est-ce que ?a fait, puisque je t'aime? Tu es à moi, je te reprends; je te reprends et je te garde. Voyons! je ne peux pas souffrir toujours comme une pauvre bête. écoute: Je passerai l'éponge. Nous recommencerons notre amour. Et, cette fois, ce sera très bien. Et tu seras à moi pour toujours, à moi seul. Je suis un honnête homme, tu sais. Tu peux compter sur moi. Je t'épouserai quand j'aurai une position.
Elle le regarda avec une surprise dédaigneuse. Il crut qu'elle avait des doutes sur son avenir dramatique, et, pour les dissiper, il dit, dressé sur ses longues jambes:
--Tu ne crois pas à mon étoile, Félicie? Tu as tort. Je me sens capable de grandes créations. Qu'on me donne un r?le, et on verra. Et je n'ai pas seulement la comédie en moi, j'ai le drame, j'ai la tragédie... Oui, la tragédie. Je sais dire les vers. Et c'est un talent qui se fait rare aujourd'hui... Aussi ne crois pas, Félicie, que je te fasse un affront en t'offrant de t'épouser. Loin de là!... Nous nous marierons plus tard, quand ce sera possible et convenable. Rien ne presse, bien s?r. En attendant, nous reprendrons nos bonnes habitudes de la rue des Martyrs... Tu te souviens, Félicie: nous y avons été si heureux! Le lit n'était pas large, mais nous disions: ??a ne fait rien...? J'ai maintenant deux belles chambres dans la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, derrière Saint-étienne-du-Mont. Il y a ton portrait sur tous les murs... Tu y retrouveras le petit lit de la rue des Martyrs... Mais écoute-moi bien, j'ai trop souffert; je ne veux plus souffrir. J'exige que tu sois à moi, à moi seul.
Tandis qu'il parlait, Félicie était allée prendre sur la cheminée les cartes avec lesquelles sa mère jouait tous les soirs et elle les étalait sur la table.
--A moi seul... Tu m'entends, Félicie.
--Laisse-moi tranquille, je fais une réussite.
--écoute-moi, Félicie. J'exige que tu ne re?oives plus dans ta loge cet imbécile...
Examinant ses cartes, elle murmura:
--Toutes les noires sont en bas.
--Cet imbécile, parfaitement. C'est un diplomate, et le ministère des Affaires étrangères, aujourd'hui, c'est le refuge des incapables.
Il haussa la voix:
--Félicie, dans ton intérêt comme dans le mien, écoute-moi.
--Ne crie donc pas: maman dort.
Il reprit d'une voix sourde:
--Sache bien que je ne veux pas que Ligny devienne ton amant.
Elle releva sa petite tête méchante:
--Et s'il l'est?
Il fit un pas vers elle, sa chaise levée, la regarda d'un oeil fou en riant d'un rire fêlé:
--S'il l'est, il ne le sera pas longtemps.
Et il laissa retomber sa chaise.
Maintenant elle avait peur. Elle s'effor?a de sourire.
--Tu vois bien que je plaisante.
Elle réussit, sans trop de peine, à lui faire croire qu'elle lui avait parlé de cette manière seulement pour le punir, parce qu'il devenait insupportable. Il se
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