Histoire comique | Page 6

Anatole France
de n'être plus aimé; il souffrait plus encore d'être jaloux. Sans doute, aux premières et belles heures de son amour, il n'avait pas ignoré que Félicie e?t un amant, Girmandel, huissier rue de Provence; et il en avait été malheureux. Mais, ne le voyant jamais, il s'en faisait une idée si confuse et si mal déterminée que sa jalousie se perdait dans le vague. Félicie lui disait qu'avec Girmandel elle n'avait jamais pris aucune part à ce qui se passait, ni même essayé de feindre; il la croyait. Et c'était pour lui une vive satisfaction. Elle lui disait encore que depuis longtemps, depuis des mois, Girmandel n'était pour elle qu'un ami, et il la croyait. Enfin, il trompait l'huissier et sentait agréablement cet avantage. Il avait appris aussi que Félicie, qui achevait sa seconde année de Conservatoire, ne s'était pas refusée à son professeur. Mais la peine qu'il en avait ressentie était adoucie par la considération d'un usage auguste et séculaire. Maintenant, Robert de Ligny lui causait d'intolérables souffrances. Depuis quelque temps, il le trouvait sans cesse près d'elle. Qu'elle aimat Robert, il n'en pouvait douter. Et si parfois il pensait qu'elle ne s'était pas encore donnée à cet homme, c'était sans raison et seulement pour soulager de temps en temps sa souffrance.
Des applaudissements réguliers éclatèrent au fond du théatre et quelques messieurs de l'orchestre, avec un léger murmure des lèvres, battirent des mains lentement et sans bruit. Nanteuil venait de donner sa dernière réplique à Jeanne Perrin.
--Brava! brava! Elle est délicieuse, cette petite, soupira madame Doulce.
Dans sa jalouse rage, Chevalier fut mauvais camarade. Il posa un doigt sur son front:
--Elle joue avec ?a.
Puis, étendant la main sur son coeur:
--C'est avec ?a qu'il faut jouer.
--Merci, mon ami, merci! murmura madame Doulce, reconnaissant dans ces maximes sa louange manifeste.
Elle disait, en effet, qu'on ne joue bien qu'en jouant avec son coeur elle professait que, pour exprimer fortement une passion, il faut l'éprouver, et qu'il est nécessaire de sentir les impressions qu'on doit rendre. Elle se donnait volontiers en exemple. Reine tragique, après avoir vidé sur la scène une coupe de poison, elle avait eu toute la nuit les entrailles en feu. Elle disait néanmoins: ?L'art dramatique est un art d'imitation, et l'on imite d'autant mieux un sentiment qu'on ne l'éprouve pas.? Et, pour illustrer cette maxime, elle trouvait encore des exemples dans sa carrière triomphale.
Elle poussa un long soupir:
--Cette petite est admirablement douée. Mais il faut la plaindre: elle vient dans de mauvais jours. Il n'y a plus de public, plus de critique, plus de pièces, plus de théatres, plus d'artistes. C'est la décadence de l'art.
Chevalier secoua la tête:
--Ne la plaignez pas: elle aura tout ce qu'on peut désirer, le succès, la fortune. Elle est rosse. La rosserie mène à tout. Tandis que les gens de coeur n'ont qu'à se mettre une pierre au cou et à se jeter dans la rivière. Mais moi aussi, j'irai loin, moi aussi, je monterai haut. Moi aussi, je serai rosse.
Il se leva et sortit sans attendre la fin du spectacle. Il ne remonta pas à la loge de Félicie, de peur d'y rencontrer Ligny dont la vue lui était insupportable, et parce que, de la sorte, il pouvait s'imaginer que Ligny n'y était pas revenu.
éprouvant un malaise physique à s'éloigner d'elle, il fit cinq ou six tours sous les galeries éteintes et désertes de l'Odéon, descendit les degrés dans la nuit et prit la rue de Médicis. Les cochers sommeillaient sur leurs sièges, en attendant la fin du spectacle, et, sur la cime des platanes, la lune courait dans les nuées. Gardant un reste d'espoir absurde et doux, cette nuit-là comme les autres nuits, il allait attendre Félicie chez sa mère.

III
Madame Nanteuil habitait avec sa fille, au cinquième étage d'une maison du boulevard Saint-Michel, un petit appartement dont les fenêtres s'ouvraient sur le jardin du Luxembourg. Elle re?ut Chevalier avec bienveillance, lui sachant gré d'aimer Félicie et de n'être pas aimé d'elle, et ignorant, par principe, qu'il e?t été l'amant de sa fille. Elle le fit asseoir près d'elle, dans la salle à manger où br?lait dans le poêle un feu de coke. A la clarté de la lampe, des revolvers d'ordonnance, des sabres avec la dragonne à glands d'or, luisaient sur le mur, autour d'une cuirasse de femme, armée de rondelles de fer-blanc à l'endroit des seins, pièce d'armure que, l'hiver précédent, Félicie, encore élève du Conservatoire, avait portée pour représenter Jeanne d'Arc chez une duchesse spirite. Veuve d'officier et mère d'actrice, madame Nanteuil, de son vrai nom madame Nanteau, conservait ces trophées.
--Félicie n'est pas encore rentrée, monsieur Chevalier. Je ne l'attends pas avant minuit. Elle est en scène jusqu'à la fin du spectacle.
--Je le sais: j'étais de la première pièce. J'ai quitté le théatre après le ?un? de la Mère confidente.
--Oh! monsieur
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 58
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.