Ghislaine | Page 9

Hector Malot
marbre et ses statues.
Bien souvent depuis trois ans, en entrant dans sa chambre, elle était
ainsi venue s'asseoir à cette place. Certaine de n'être pas surprise par
lady Cappadoce qui, habitant au-dessus d'elle, ne voyait pas cette
fenêtre, elle pouvait rester là aussi longtemps qu'elle voulait. C'étaient
les seuls moments de la journée où elle eût sa liberté d'esprit et ne fut
pas exposée à entendre sa gouvernante, toujours aux aguets, lui dire de

sa voix des rappels à l'ordre: «A quoi pensez-vous donc, mon enfant?
Ne vous abandonnez pas aux fantaisies de la rêverie, n'est-ce pas?»
Quand on a soeurs, amis, camarades, confidents, on peut n'être pas
bavard avec soi-même; mais des confidents elle n'en avait pas d'autres
que cette partie du jardin et du parc que de cette fenêtre son regard
embrassait. Sans doute, de dedans son lit, elle eût pu bien
tranquillement se confesser à quelque coin de sa chambre ou à quelque
meuble, mais ils n'eussent été que de muets confesseurs, tandis que le
jardin et le parc étaient des êtres vivants qui lui parlaient. Que la neige
couvrit la terre de son drap blanc, qu'au contraire le parfum des
orangers passât dans l'air tiède, pourvu que la lune brillât, c'étaient de
longues conversations qu'elle engageait avec ces arbres et ces statues:
elle leur disait ce qu'elle avait dans le coeur ou dans l'esprit, et ils lui
répondaient; et toujours elle les trouvait en accord avec ses sentiments:
triste, ils étaient tristes aussi: «Tu te plains d'être abandonnée; mais
nous? Tu te plains de ta solitude; mais la nôtre? Tu penses
mélancoliquement au présent et à l'avenir en te rappelant le passé; et
nous?»
Mais, ce soir-là, ce ne fut pas par des plaintes que ses confidents lui
répondirent. Comme ils s'étaient associés à ses tristesses, ils
s'associèrent à ses espérances: on allait donc revoir les fêtes d'autrefois;
les promenades des amis dans les allées; les danses dans les charmilles
illuminées; les joyeuses cavalcades qui traverseraient le parc pour
gagner le rendez-vous de chasse dans la forêt.
L'entretien se prolongea, et la nuit était si douce, éclairée par la pleine
lune de mai, parfumée par les senteurs des roses et des chèvrefeuilles,
qu'il était tard lorsqu'elle se décida à fermer doucement sa fenêtre et se
mettre su lit. Mais le sommeil ne vint pas tout de suite, et quand à la fin
elle s'endormit, ce fut pour continuer son rêve de la soirée.
Le temps avait marché: on célébrait son mariage avec le comte
d'Unières, dans l'église Saint-François Xavier; elle avait la toilette
ordinaire des mariées, la robe de satin blanc et le voile en point
d'Alençon. Mais le comte était en prince Charmant, celui de la _Belle
au Bois dormant_, tel qu'elle l'avait vu dans les dessins de Doré:
justaucorps de satin rose, toque à plumes, épée; en même temps, par un
dédoublement de personnalité tout naturel dans un songe, elle assistait
au baptême de son premier né.

Ce n'était point l'habitude de Ghislaine d'être distraite pendant ses
leçons; mais le lendemain, quand M. Lavalette commenca son
explication de _Chatterton_, elle montra une inattention qui frappa lady
Cappadoce: évidemment, il se passait quelque chose d'extraordinaire.
Quand, la leçon finie, M. Lavalette se retira, la gouvernante
l'accompagna jusque dans la cour où attendait la voiture qui devait le
reconduire à la station.
--Je suppose, dit-elle en marchant près de lui, que vous avez remarqué
le trouble de votre élève?
--Mon Dieu non, répondit le professeur qui n'était pas homme à
remarquer quoi que ce fût quand il s'écoutait parler.
--C'est à peine si elle vous a entendu.
--Vraiment?
--Son esprit était ailleurs, et il n'y a rien d'étonnant à cela avec un pareil
sujet.
--Mais il est anglais, ce sujet.
--Non, monsieur; dites que les personnages ont des noms anglais, je
vous l'accorde, mais pour les sentiments, les idées, les moeurs, les
actions, ces gens-là sont des Français, et voilà le mal, le danger:
croyez-vous qu'un pareil sujet, traité comme il l'est, ne soit pas de
nature à éveiller les idées d'une jeune fille?
--Et comment voulez vous que j'enseigne notre littérature
contemporaine sans parler de ses oeuvres, typiques?
--Eh bien! monsieur, ne l'enseignez pas; tenez-vous en à des modèles
plus anciens; pour moi, j'ai appris le français dans les _Mémoires de
Joinville_, et je m'en suis bien trouvée.
--C'est un point de vue, dit le professeur, qui ne voulait pas engager une
discussion inutile, je le soumettrai à M. le comte de Chambrais.
--Alors, je l'en entretiendrai moi-même demain, répliqua lady
Cappadoce qui n'avait jamais admis qu'on lui répondit ironiquement.
Mais le lendemain elle ne put pas réaliser ce dessein, car lorsque M. de
Chambrais arriva, il emmena Ghislaine dans le jardin comme il l'avait
fait le jour de l'émancipation, et elle en fut réduite à
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 114
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.